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S’imaginer un avatar animal imaginaire, l’incarner et lui donner vie : c’est le projet qui anime les membres de la communauté « fandom furry ». Largement incomprise, infantilisée et réduite à une forme de fétichisme sexuel, cette sous-culture dessine pourtant un espace de créativité florissant aux marges de la pop culture. Entre sas de décompression et exploration identitaire, voyage en terres furries.


Un reportage extrait du Mouvement N°113


Des bouts de bras et des têtes en fausse fourrure, imprégnés de sueur, sèchent derrière une porte dérobée. «Il fait tellement chaud que certains mettent des glaçons dans leurs costumes», explique Corentin Wolf, un loup bleu, ses initiales brodées en jaune sur les bras. Début juillet, à la Cartoon Fair de Bourg-la-Reine – le plus grand rassemblement furry de France – ce qui étonne d’abord, ce sont ces ventilateurs autour desquels tous s’agglutinent pour se rafraîchir. On se serait déjà presque habitué à ces humains en costumes d’animaux.


Comme Corentin Wolf, les membres de cette communauté, appelés furs ou furries, sont habités par la passion des animaux anthropomorphiques – auxquels on attribue des caractéristiques humaines –, et s’identifient à eux avec plus ou moins de sérieux. Les animaux qu’ils incarnent ne sont pas des personnages de cartoon ni des mascottes de foot. Ce sont des alter ego: le fursona est un être imaginaire unique que son créateur prend plaisir à incarner de diverses manières, en enfilant un costume à son effigie ou dans du roleplay. On peut également acheter des représentations de son fursona auprès d’autres artistes furry. Née dans des conventions de comics aux États-Unis pendant les années 1980, cette sous-culture a la particularité de convoquer un large éventail de pratiques artistiques : dessin, fanfiction, danse ou performance. C’est ce côté théâtral qui plaît le plus à Candice. «Les costumes sont très épais. Il faut vraiment surjouer quand on les porte, en faire des tonnes !» La jeune femme intègrera prochainement une école d’art. Elle est tombée dans le furry à 13 ans, via le cosplay, une pratique consistant à jouer des rôles de personnages extraits de films ou de jeux vidéo. Venue spécialement de Toulon pour porter ses «fursuits» à la Cartoon Fair, elle a l’air aux anges. Bien qu’à l’intérieur on n’y voie pas grand-chose et qu’on sue à grosses gouttes, ceux qui ont la chance d’avoir enfilé un fursuit relatent toujours la même expérience, magique: s’approcher du miroir et ne pas se reconnaître. Se voir enfin sous les poils d’un autre. Même si de nombreuses activités tournent autour du costume lors des rassemblements, la grande majorité des furs n’en possèdent pas : c’est bien trop cher. Il faut compter plus de 1000 euros pour du sur mesure confectionné à la main, chaque fursona étant par définition unique.


Les furs ont souvent un ou deux fursonas. Certains en ont des dizaines, mais c’est plus rare. Candice, elle, en a imaginé trois qui la représentent, et huit autres indépendant d’elle, qu’elle fait évoluer dans des univers parallèles. Fidji par exemple, une personne victime de harcèlement au collège qui, en grandissant, est «devenue une vraie peste». «Certains de mes amis ont des personnages similaires, alors on les fait se rencontrer dans des histoires qu’on écrit ensemble sur des réseaux sociaux comme Wattpad, explique- t-elle. Ça crée des mondes.» C’est grâce au forum FranceFurs, fondé en 2001 par Tinduru, un suricate inspiré du Roi Lion, que le furry est introduit en France. Lorsque les furs découvrent qu’ils ne sont pas seuls à être animés par ce loisir particulier, c’est toujours un moment de grâce, une révélation. «Le fandom est une communauté très liée, socialement comme physiquement. On fait beaucoup de câlins. Au départ, ça peut faire bizarre», admet le président de l’association NormandiFurs, Ray Bleiz, une personnalité motrice de cette scène en France. À la Cartoon Fair de Bourg-la-Reine des fursuiters délivrent des embrassades à la chaîne, agitent leurs mains en l’air, dansent, se touchent la truffe et se prennent en photo dans toutes les configurations possibles.





NOT SAFE FOR WORK


À l’heure où la représentation de soi en ligne paraît si cruciale, l’émergence du phénomène furry n’est pas anodine. Chaque fur y va de sa petite invention pour customiser et donner vie à son fursona, transformé en véhicule d’un storytelling. Certains installent des oreilles électroniques, des yeux-écrans surmontés de capteurs ou des aimants sur leurs masques pour moduler l’humeur de leur personnage. «En ce moment, c’est VR Chat qui explose, confie AllStarze, un colosse d’un 1 m96 passionné d’astrologie et de sciences. Cette plateforme permet d’incarner son personnage en réalité virtuelle. Mais là encore, ça coûte très cher, parce qu’il faut posséder un casque VR.» Truffé de références obscures à la pop culture et au gaming, son fursona porte des oreilles inspirées de Kurama, un personnage du manga Naruto. Il n’a ni fursuit, ni VR Chat, mais cela ne l’empêche pas de vivre. Sur son écran d’ordinateur, AllStarze fait défiler des dizaines et des dizaines d’images de son fursona, dessiné par différents artistes furry: en sorcier, en sea punk, avec des fleurs d’hibiscus dans la crinière... Il pourrait en parler pendant des heures.


On ne croise aucun cafard à la Cartoon Fair. Les animaux proches de l’homme ou anoblis par l’imaginaire collectif – chien, renard, loup – sont les plus prisés. Et toutes les hybridations sont permises : des espèces ont même été inventées, comme les Sergals, les Angel Dragons, ou récemment les Protogènes, des furry-cyborgs très populaires aux allures de Robocop retro. Max fait exception: il est très fier d’être un rat. «Car c’est de la vermine», dit-il en riant de sa voix rauque. Cet homme d’une vingtaine d’années aux cheveux verts a aussi un fursona de chien punk. Il vit de ses dessins furry depuis quatre ans. Il nous confie produire surtout des NSFW (Not Safe For Work), c’est à dire des dessins érotiques ou pornos mettant en scène des animaux anthropomorphiques. On lui demande souvent de représenter son fursona, Meoxie, en train «de faire des misères» à ceux de ses commanditaires. Dernier dessin en date: Meoxie empoignant un lapin nu et lui crachant dessus dans une cave insalubre recouverte de graffitis.






Le sexe est un sujet explosif qui divise la communauté. Selon AllStarze, les furries n’assument pas assez leur penchant pour les NSFW. Il rage que ces productions artistiques très spéciales soient généralement payantes et difficilement accessibles. Corentin Wolf, le loup bleu, n’est pas d’accord: «Beaucoup pensent encore que la communauté tourne surtout autour du sexe alors qu’il s’agit seulement d’une de ses franges.» Il faut dire que celle-ci a longtemps pâti de représentations erronées qui la faisait passer pour un mouvement zoophile et pédophile. L’émergence du furry coïncide aux États-Unis avec le pic de l’épidémie du Sida et la communauté, largement composée de personnes LGBT+, subit elle aussi les pires amalgames homophobes. Aujourd’hui, quand on parle du phénomène dans les médias, c’est souvent en mettant l’accent sur des cas extrêmes. Depuis, la communauté est très méfiante. «Pas mal de gens veulent rendre le furry "respectable", ricane Max. Mais je crois qu’il faut assumer qu’on est des weirdos, qu’on est à la marge



LE PEUPLE FURRY


La plupart des furries ont été biberonnés aux dessins animés, et sont depuis toujours fascinés par ce peuple d’animaux mignons doués de parole, de sentiments et de contrariétés humaines. Un penchant somme toute banal et très convenable, tant qu’on est enfant ; deve nus adultes, leur passion apparaît aux yeux du monde comme une affaire de fous, de naïfs, «un délire d’attardé», résume Maxime. À 28 ans, il fait partie de ces gens dont on dit qu’ils ont «une carapace». De petite taille, cheveux blonds et lunettes fines, il est d’abord distant, mais se révèle ravi de partager sa passion. Il veille quand même à ne pas parler trop fort quand il s’épanche sur Buster Bunny, son fursona, un lapin bleu au poil duveteux, «un peu taquin avec ses amis». Il se plaît à dire avoir travaillé dans les plus gros parcs d’attraction de l’Hexagone, «à tous les postes à peu près», et se présente fièrement comme un «fan absolu de l’univers Disney».


«On s’est particulièrement identifiés à ce qu’on regardait à la télé, aux personnages anthropomorphiques, parce qu’on était isolés, raconte Mickaël, un game designer de 34 ans qui habite dans le Nord-Pas-de-Calais. Quand on grandit, ça donne le furry. C’est se donner une seconde chance.» Max, le rat aux cheveux verts, raconte en avoir déjà eu marre de sa vie. «J’avais besoin de nouveauté. J’ai pris ma voiture, mon chien, j’ai quitté mon travail, mon appartement, ma famille et je suis parti vivre en nomade pendant un an pour trouver une vie qui me plait à Leipzig.» Avec ses contes traditionnels peuplés d’animaux, l’Allemagne est un pays très furry-friendly. Presque chaque grande ville accueille sa furdance (fête dansante furry) et c’est à Berlin que se tient la plus grande convention furry d’Europe. En 2019, Eurofurence a réuni 3 400 participants. Dans l’Illinois, aux États-Unis, ils sont plus de 10 000 chaque année.


C’est un leitmotiv dans la communauté: le furry est un moyen de dire qu’on existe, de se décoincer, de laisser aller ses émotions pour mieux les appréhender. «On a beaucoup de grands timides ou des gens un peu isolés socialement, explique Rémi, un professeur de dessin installé à Nantes. Soit parce qu’ils viennent d’une cambrousse pas possible, soit parce qu’ils ont des profils particuliers ou des histoires de famille douloureuses.» Rémi est un «museau gris», c’est-à-dire un vieux fur. Il est entré dans le fandom au début des années 2000, à un moment où, en France, «c’était un vrai désert». Aujourd’hui, à 39 ans, il se souvient de cette sensation qu’il avait à l’époque de ne pas «rentrer dans le moule», d’avoir «un modèle émotif qui ne répondait pas à la norme». Le furry lui a permis de fabriquer son propre moule. «À l’âge adulte, tu as une injonction à l’hyperréalisme, tu dois être accroché à la terre et tout le reste est secondaire», déplore-t-il. Il s’imagine un premier fursona, Rimou. Au début un peu rabougri, ce félin se métamorphosera en lionne gothique, en lion bodybuildé, puis en sphinx élancé au pelage coueur doré. Son fursona est devenu «un partenaire de réflexion au fil de la vie», un «miroir qui permet de se poser, de se regarder à distance et d’expérimenter son identité dans un contexte imaginaire».



DEVENIR SOI


Le fursona représente soit le meilleur reflet des furs, soit la réunion de divers traits de caractères ou encore l’incarnation d’un être complètement distinct ; ça dépend des profils et des parcours de vie. Mais la couleur de peau, le genre, l’apparence physique et la profession, eux, disparaissent derrière le pelage de ces doubles animaux. Le furry est alors l’opportunité d’explorer son identité de façon bien plus large. Membre de NormandieFurs, Noohm a ainsi deux personnages antinomiques, qu’elle appelle «mes filles »: un canidé calme et une lapine énergique. Être furry permet à Bibinex-treme, qui loue «l’interaction avec le public, les sourires, les câlins, les photos», d’avoir des relations plus douces avec les autres. Pour lui qui aime patrouiller en fursuit de loup le long des côtes normandes, il est essentiel de rester dans le furset, c’est-à-dire de cacher sa passion. Il est militaire dans la vie : ses collègues ne comprendraient pas.





Originaire d’un village auvergnat «un peu paumé», AllStarze a vécu son entrée dans le fandom comme une véritable échappatoire, qui lui a notamment permis de «faire son coming-out» et d’exprimer dans son personnage «un soi utopique ou celui qu’on aimerait être au fond». C’est le genre de libérations que le furry permet. «Quand j’ai découvert que personne ne questionnait l’orientation sexuelle ou de genre comme quelque chose d’étrange dans le furry – contrairement au reste de la société – ça m’a vraiment donné de l’espoir», raconte de son côté Hyen. Cette Lyonnaise a créé son fursona à l’époque où, adolescente, elle s’identifie encore à un homme. «Je lui donnais les traits d’une femme et les caractéristiques que je voulais avoir : confiante, cheveux bleus, piercings...» Sept ans plus tard, Hyen ressemble comme deux gouttes d’eau à la hyène punk qu’elle vient de décrire et a même pris son nom: « Je suis devenue mon fursona. »



Texte : Julie Ackermann

Photographie : Melchior Tersen, pour Mouvement

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