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Un reportage extrait du Mouvement n°116


« Qui s’est suicidé, pendu, autour de vous Madame ? Le pendu, c’était qui pour vous ?! » Chantal Lafont pointe du doigt une silhouette fébrile au milieu d’un public de 150 personnes, en majorité des femmes, venues boire ses paroles à l’hôtel Mercure-Vieux Port de Marseille. La salle de séminaire suinte la sauge et le deuil. Les visages sont concentrés et les stores baissés. « C’est mon fils. » La femme désignée tombe en larmes. « Il est au-dessus de votre tête. C’est un beau garçon. Votre mère me dit de vous dire qu’elle s’occupe de lui », reprend celle qui se présente comme une médium. Depuis une soixantaine d’années, Chantal s’est donnée la mission sacrée d’aider les gens à s’élever spirituellement. Tout a commencé à l’âge de 3 ans, lorsqu’elle frôle la mort en tombant dans un canal et prend conscience de son don. Sa tâche est éprouvante : un jour, elle a un goût de boue dans la bouche alors qu’elle entre en communication avec une fillette morte noyée dans un puits ; un autre, une diarrhée fulgurante face à une personne dont la mère est décédée « en se vidant ». Pour faire comprendre les principes de la médiumnité à l’assistance, elle projette un extrait du film à succès Ghost, avec Patrick Swayze et Whoopi Goldberg, avant de se lancer dans une « démonstration en salle ». Chaque spectateur pose une question, façon speed dating de la voyance : « Est-ce que ma santé va s’améliorer ? » ou « Je viens d’être diplômée de l’école de photo de Arles, et je sais pas quoi faire de ma vie, je sais pas où aller. » Du tac au tac, la médium répond : « Allez voir un prêtre exorciste » et « On me donne trois départements : le 13, le 83 ou le 84 ». Chantal Lafont prône la tolérance mais n’aime pas l’adultère, se rend à Lourdes chaque année et sillonne le pays pour faire des conférences. Elle a rencontré l’esprit de Claude François, dont elle était fan, et celui de Dalida dans une « belle robe or et argent ». Chantal demande une centaine d’euros pour une heure et demie de consultation privée.


Ce « business » de la médiumnité horripile Colombe Jacquin, devenue spirite il y a 32 ans, après le décès brutal de son frère : « J’en ai vu et entendu des aberrations ! On a dit à ma sœur que, si elle fumait, c’était parce qu’elle était entourée de mauvais esprits... On arrive à une forme d’assujettissement à l’au-delà. Ça abolit notre libre arbitre et ça fout en l’air tout ce qu’on essaie de dire sur le spiritisme. Aujourd’hui, être spirite est une maladie honteuse.» Cette spiritualité humaniste, basée sur la communication avec l’au-delà, s’est développée à partir de 1857 sous l’impulsion d’Allan Kardec, un pédagogue lyonnais, qui l’a codifiée dans Le livre des esprits. Des célébrités comme Victor Hugo, Arthur Conan Doyle ou Camille Flammarion y ont adhéré. Mais dans l’imaginaire collectif actuel, cette pratique se réduit bien souvent aux phénomènes paranormaux, aux maisons hantées et aux films d’horreur. Autant de stéréotypes mirobolants qui ne correspondent pas à la réalité des quelques centaines de spirites qui persévèrent en France, organisés en réseaux associatifs. Dans ces sphères confidentielles, on a l’ambition de faire progresser très concrètement les sociétés humaines. Toujours guidés par les esprits, là ou pas là.



JÉSUS, LE PLUS GRAND DES MÉDIUMS


Pas de tables tournantes, de coups frappés ni d’ectoplasmes. Exit le décorum folklorique avec rideaux de velours et bougies : le Centre spirite lyonnais Allan Kardec, associé à l’Union spirite française et francophone, ressemble plutôt à une église évangéliste planquée dans le jardin d’un grand pavillon de banlieue. Un faux plafond, des murs jaune pâle, une lumière blafarde. Quelques rangées de chaises pliantes pour le public, une autre réservée à ceux qui « appellent les fluides », censés faciliter la connexion avec les bons esprits. En lieu et place des saints, les portraits d’Allan Kardec et de ses successeurs, le philosophe Léon Denis et l’essayiste Gabriel Delanne. Autour d’une grande table rectangulaire, une quinzaine de médiums, psychophones et psychographes, se concentrent pour la séance hebdomadaire « d’aide spirituelle ». Agrippée à sa chaise, les traits crispés, l’une d’entre eux souffle d’une voix haletante et hachée des phrases évoquant l’épanouissement des vertus dans la compassion et l’amour. Surtout, l’importance de perpétuer la doctrine spirite « dans son sens le plus religieux ». Pour un peu, on confondrait ce message de l’au-delà avec un prêche.










« On faisait des expériences tous les jours. Le premier qui s'est manifesté, c’était un esprit tout à fait inconnu qui s’était fait guillotiner »



« On a arrêté de délivrer des messages personnels [aux personnes endeuillées]. On se concentre plutôt sur la démonstration que le monde spirituel existe, au travers des témoignages que l’on reçoit en séance, dans un objectif de rénovation morale, justifie Geoffrey, médium à fluides de 33 ans, dont dix à fréquenter le centre. Bon spirite et bon chrétien sont synonymes. » Et de citer le père fondateur : « “Hors la charité point de salut”, j’adore cette phrase-là. » Pour les spirites, il y aurait trois « messies » : Moïse ou la « révélation de Dieu », Jésus — qui ne serait pas le fils de Dieu mais le plus grand des médiums — ou « l’appel à l’amour du prochain », Kardec ou la « preuve de la réincarnation ».


Sans s’annoncer, une voix de femme terrorisée brise le silence méditatif, bafouille, s’étonne de voir autant de gens et de lumière. Elle était seule sur un chemin boueux, elle ne sait plus comment elle s’appelle ni comment elle est morte. Revenue de sa transe, Élodie, une apprentie médium de 33 ans, raconte : « Ça s’est imposé à moi, je n’avais plus du tout conscience de la salle autour de moi. J’avais du mal à m’élever, du coup je me suis fait intercepter par cette personne. Si je ne l’avais pas laissée parler, je serais peut-être restée bloquée. » Cette employée de mairie a l’habitude de ce genre d’interférence avec le « bas astral », sorte de purgatoire où erreraient des esprits « vulgaires », « des gens qui ont pu tuer ou violer, des gens qui ont la haine ou qui n’ont pas réglé leurs comptes avec une ancienne incarnation ». Le visage encore défait, Élodie nous prévient d’emblée : la médiumnité n’est pas sans risque. « Si un esprit a compris comment fonctionnent les fluides, tu peux vraiment te faire manipuler. C’est ce qu’on appelle l’obsession, et ça peut pousser certaines personnes au suicide. » Petite fille, elle captait déjà des entités, puis les manifestations se sont faites de plus en plus « violentes » : des paralysies du sommeil, des apparitions en pleine rue, des menaces inexplicables sur son répondeur, l’intrusion d’une femme au visage démonique lors d’un séjour de développement personnel avec d’autres clairvoyants. À 28 ans, c’est un avortement qui la décide à « assumer pleinement sa médiumnité » — un « besoin vital » — et à abandonner la tarologie. Malgré son naturel athée, elle cherche des réponses dans la Bible et dégote chez Cultura Le Livre des esprits. Et la lumière fut : « La mort n’existe pas. Une vraie vie, c’est une vie immatérielle. On vient sur Terre comme si on allait à l’école, on vit notre expérience et une fois qu’on l’a acquise, hop, on remonte. » Ce serait le rôle des médiums que de délivrer cet enseignement des « esprits instruits », aux vivants comme aux morts. « Nous, on est là pour expliquer à cette femme perdue sur son chemin qu’elle s’est désincarnée. Si elle n’a pas envie de comprendre qu’il y a un Dieu et qu’elle peut monter d’un étage, elle restera seule sur son chemin. »











ESPRITS REBELLES


Du côté de l’Église, le spiritisme est au mieux une hérésie, au pire une pratique démoniaque. Les spirites refusent le terme de religion pour qualifier leur « philosophie ». Beaucoup, comme Fabienne Touzet, responsable de l’antenne héraultaise du Cercle Allan Kardec — une autre branche associative —, épongent d’ailleurs leur déception vis-à-vis du christianisme et de ses dogmes. « Quand j’ai découvert le spiritisme, adolescente, ça a ensoleillé ma vie. On me parlait d’un Dieu bon mais au nom duquel on a infligé des tortures : les bûchers, l’Inquisition... pour moi c’était pas possible. Les religions créent de l’obscurantisme, empêchent les gens de penser. Le spiritisme répond aux questions existentielles et s’adresse à tout le monde sans rien imposer. Comme dit Kardec, on doit soumettre l’enseignement à notre raison. » C’est cette « rationalité » qui a séduit cette retraitée de la Poste, dont les capacités de magnétiseuse lui auraient été révélées par les esprits lors d’une séance en 2003. Tout en touillant son café au Relay de la gare de Béziers, elle décrit avec conviction la hiérarchie des mondes dans lesquels un esprit peut s’incarner — la Terre faisant partie des échelons inférieurs. Puis enchaîne sur le « fluide universel » créé par une force originelle que, « dans notre pauvre langage, on a du mal à nommer » : « On puise dans ce fluide-là pour se créer un habit : le périsprit. Ce sera notre double, qui garde en mémoire toutes les vies qu’on a traversées. C’est l’esprit de Marie Curie qui est venu nous expliquer sa constitution dans les années 1980 : 2 g de manganèse, 2 g de nickel, 3 g de radium subatomique à l’émanation radioactive, 3 g de fluide de base D7. »



Toujours suspectés de fraude, les spirites ont fait de la « preuve scientifique » leur planche de salut. Mais l’engouement des premiers chercheurs à l’égard de cette « religion scientifique » a viré à la « chasse aux sorcières », avant qu’ils ne s’en désintéressent complètement. Les médiums, en très grande majorité des femmes, ont été scrutés par tous les trous. « À la fin du XIXe siècle, il y a un mouvement de bascule, semblable à l’Inquisition. Des savants masculins vont les attacher, les ligoter et les considérer non pas comme des sujets mais comme des objets d’expériences », explique le journaliste et réalisateur radio Philippe Baudouin, qui vient de publier à ce sujet le livre Surnaturelles. Pour ce spécialiste des sciences occultes, « le spiritisme est un féminisme » : « Ce sont très souvent des femmes spirites qui prennent la parole dans des tribunes et écrivent dans la presse pour défendre des valeurs humanistes. Ce qui est assez avant-gardiste pour l’époque. » Elles remettent en question le mariage, la peine de mort, les inégalités sociales ou encore l’interdiction de vote des femmes. Certaines, comme la médium et écrivaine libertaire Claire Galichon défendaient même que « le spiritualisme est forcément révolutionnaire ». Né dans la France de Napoléon III, puis condamné par la droite nationaliste, ce courant de pensée, qui compte Jean Jaurès parmi ses sympathisants, devient suspect aux yeux du pouvoir : « On classe le spiritisme comme un courant qui relève des utopies socialistes. Dès le départ, Kardec a la volonté de s’adresser à la classe ouvrière, qu’il faudrait privilégier. Pour lui, le temps de l’incarnation doit être celui de l’engagement social, poursuit Philippe Baudouin. Pour le dire de façon un peu provocante, le spiritisme serait un étrange mélange de marxisme et de sorcellerie. » Le sens politique de cette philosophie ne résiste pourtant pas aux appétits de l’industrie du spectacle. Des médiums stars se compromettent avec de célèbres prestidigitateurs et multiplient les tournées et les démonstrations dans les salons bourgeois. Après la boucherie de la Première Guerre mondiale, c’est l’aspect individuel qui prend le dessus, les médiums croulant sous les demandes des familles de soldats. Enfin, les thèses ésotériques promues par le nazisme donnent un dernier coup de pelle à la réputation du spiritisme. « Ce mouvement spirituel et philosophique est quasiment oublié en France aujourd’hui et réunit surtout des personnes âgées. Les politiques n’en ont absolument rien à faire. Soit ils ne le connaissent pas du tout, soit ils le méprisent totalement. »



SPIRITUALITÉ POUR LES ROUGES


Pour autant, quelques irréductibles s’échinent à promouvoir l’objectif essentiel du spiritisme et rêvent d’attirer enfin l’attention des décideurs pour construire « une société de paix planétaire ». « On ne veut pas servir de courroie de transmission à je ne sais quel parti, précise Jacques Peccatte, le fondateur du Cercle Allan Kardec. Même si on a une sensibilité proche des communistes ou des socialistes, on ne s’accordera jamais totalement puisqu’on apporte d’autres perspectives avec des éléments spirituels. » À travers des livres, des conférences et le Journal spirite, ces kardécistes prennent position sur les grands sujets de société. En faveur de la PMA et de l’IVG, même si « on sait que ça peut troubler l’esprit qui se réincarne au moment de la conception ». De la transidentité : un esprit n’aurait pas de genre défini. De l’euthanasie : « garder artificiellement un corps en état végétatif est une souffrance pour l’esprit qui en est prisonnier ». Ils ratissent large : la question du nucléaire est abordée à travers un message laissé par l’esprit du physicien Paul Langevin. La guerre en Ukraine est démêlée grâce à l’esprit de Clémenceau, et Martin Luther King se manifesterait pour continuer à lutter contre le racisme et la peine de mort. Autant de personnalités qui, depuis l’au-delà, auraient évolué et se tiendraient au courant de l’actualité. Même Charles de Gaulle délivrerait des messages antimilitaristes. Il voudrait abolir les frontières.


Ce serait l’esprit d’Allan Kardec en personne qui aurait demandé à Jacques Peccatte et Michel Pantin de poursuivre son œuvre. Eux, surveillants dans un lycée privé, avaient vingt ans alors, ne connaissaient rien au spiritisme et s’amusaient naïvement avec un alphabet façon planche Ouija. « On faisait des expériences tous les jours. Le premier qui s'est manifesté, c’était un esprit tout à fait inconnu qui s’était fait guillotiner, se souvient Jacques. Au fil des expériences, on s’est rendu compte que Michel avait une certaine sensibilité. Il devenait un peu hagard, les yeux fixes, jusqu’au jour où un esprit s’est incorporé en lui. Michel a eu le temps de dire quelques mots et s’est écroulé. » Ils dévorent Le Livre des esprits et Le Livre des médiums, puis fondent le Cercle Allan Kardec en 1977 à Nancy. S’ensuit une période de « délivrances » spectaculaires : Hitler, entre autres dictateurs, aurait pris possession de Michel. « Ce genre d’esprit endurci peut continuer à influencer les vivants et même tuer le médium. Les gens qui assistent à la séance doivent essayer, par la force de pensée et la prière, de lui faire prendre conscience du mal qu’il a fait jusqu’à ce qu’il demande pardon, pour l’aider à atteindre le véritable au-delà, détaille Jacques. Il faut accepter que tout esprit, aussi mauvais soit-il, est voué à se réincarner un certain nombre de fois pour un jour devenir bon. » Colombe Jacquin se rappelle avoir été projetée en arrière par une médium pourtant très menue, qui aurait été possédée par l’esprit d’un homme politique russe dont elle souhaite taire le nom. La responsable de l’antenne lyonnaise du Cercle est toujours très émue par ce genre de séance qui devrait nous mettre sur la voie de la justice sociale : « Selon le spiritisme, personne n’est puni définitivement. On ne paie pas nos fautes antérieures, on progresse au fil des réincarnations. C’est une loi de solidarité. Dans notre association, nous avons beaucoup écrit sur le système carcéral : on enferme dans les prisons, on sanctionne mais on ne met pas fin au problème. Il faut prendre en compte le contexte social du condamné. » À écouter cette inspectrice des finances à la retraite, spiritisme rime avec nationalisation du bien commun, partage des richesses et pourquoi pas, éducation des masses. « Au fur et à mesure, on s’épanouit, notamment sur le plan politique. Je connais beaucoup de spirites qui ne s’y intéressaient pas et qui, finalement, sont convaincus par certaines idées. Les esprits peuvent nous conseiller et nous donner des pistes pour inventer des systèmes démocratiques différents. » Sous les projecteurs de Cnews, bonnes sœurs et prêtres exorcistes annoncent le retour des forces du mal sur Terre. Dans l’ombre, les spirites attendent un Grand soir qui aurait déjà eu lieu sur une planète plus évoluée.


Texte : Orianne Hidalgo-Laurier

Photographie : Jean-Marie Binet, pour Mouvement


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