Depuis l’aéroport, il n’y a pas de métro pour se rendre à Thessalonique. Un bus achemine la poignée de touristes à travers la ville construite en croissant de lune, filante et fine, blottie contre la mer. Les lueurs du port vacillent dans les vapeurs de pollution. Le métro de Thessalonique, promis aux habitants depuis presque 40 ans pour désengorger la circulation, est devenu une sorte de blague caustique en Grèce. Le projet figurait déjà dans le budget national pour l’année 1976. Mais, après le début des travaux en 2006, il est tombé sur un os : en 2013, les ouvriers mettent au jour un immense site archéologique sous l’emplacement de la station Venizelou, en plein centre-ville. Sur 100 mètres par 20, 7 mètres sous terre, la Thessalonique byzantine est impeccablement préservée. Pour les archéologues, c’est une découverte majeure qui confirme l’importance géopolitique de la ville dans l’entreprise multinationale qu’était l’Empire Byzantin. L’histoire n’est pas inédite : la rencontre du métro et des antiquités est un motif puissant de la modernité européenne. Vous vous souvenez sans doute de ces archéologues dépoussiérant d’antiques statues au fond d’un tunnel souterrain, dans Roma de Fellini. Vous avez peut-être emprunté le métro à Athènes ou à Naples, où certaines stations exposent les vestiges révélés lors de leur construction. Vous ignorez probablement que le même schéma se répète aujourd’hui à Thessalonique. « Le gouvernement a tout fait pour que l’affaire ne s’ébruite pas en dehors des frontières de la Grèce, au moins jusqu’au verdict du conseil d’État, qui doit statuer le 6 novembre », souffle une source haut-placée au ministère de la Culture. Nouvelle Démocratie, parti au pouvoir jusqu’en 2015 et de nouveau depuis 2019, entend déplacer les antiquités pour accélérer la construction du métro, quitte à les endommager gravement. Jointe par téléphone, cette personne confie, dans un français parfait mais hésitant, que le gouvernement musèle l’opposition en jouant de la carotte et du bâton. Elle n’en dira pas plus, de peur que son téléphone soit sur écoute. Elle ne dira pas ce que tout le monde sait déjà : au pays de l’Acropole et de la Démocratie, les byzantinistes peuvent toujours courir.
Le sous-sol de Thessalonique est sédimenté par cinq strates archéologiques, qui correspondent à cinq périodes d’occupation. p. Louis Canadas, pour Mouvement
Sortez vos pelleteuses
Tout aurait pourtant pu être évité. Selon une étude réalisée avant 2006, les archéologues savaient que des vestiges risquaient de se trouver à cet emplacement-là, sans pouvoir augurer de leur état de conservation. À Thessalonique, creuser une fosse septique au fond de n’importe quel jardin est susceptible d’intersecter une des nombreuses strates archéologiques qui sédimentent la ville : préhistorique, hellénistique, romaine, byzantine, post-byzantine. Mais Nouvelle Démocratie, secondé par l’entreprise publique Attiko Metro, n’a pas jugé bon de modifier les plans. Les vestiges seraient déplacés, quels qu’ils soient. L’ingénieur Yannis Mylopoulos se souvient avoir conduit la toute première expédition au site de Venizelou. À l’époque, il est recteur de l’Université Aristote de Thessalonique. Il sera ensuite président de l’entreprise publique Attiko Metro sous le gouvernement Syriza, de 2016 à 2019. « Quand on pense antiquités, on visualise une statue, un bout de mur, quelques briques. Là, on avait la matrice complète de la ville byzantine, avec ses routes, ses trottoirs, son réseau hydraulique, son système d’égouts. Les commerces de l’époque avaient la même fonction qu’aujourd’hui : c’est encore le quartier des joailliers. Nous avions la preuve de la continuité historique de Thessalonique du IVe siècle à nos jours. » C’est l’un des paradoxes de la profession d’archéologue : de la même manière que les océanographes dépendent des financements du pétrole pour aller mesurer l’impact du réchauffement climatique, les archéologues sont régulièrement tributaires des aménageurs et des maîtres d’ouvrages. Les fouilles de grande ampleur appellent une justification économique. À Athènes et à Rome, comme à Thessalonique, le métro est le plus sûr chemin vers l’antiquité.
C’est évidemment sur le dualisme binaire tradition/modernité que Nouvelle Démocratie a construit son argumentaire. À la droite, le progrès et le développement économique ; à la gauche, les petits pinceaux et les vieilles pièces de monnaie. Syriza, le parti de gauche au pouvoir de 2015 à 2019, avait en effet défendu la conservation in situ des antiquités. Les archéologues et leurs soutiens, eux, refusent de laisser le débat s’enliser dans des logiques partisanes : le sort des antiquités est avant tout une question scientifique et légale. En Grèce, comme en Italie, et à la différence de la France, les sous-sols archéologiques sont considérés comme propriété nationale. Déplacer des vestiges dans le cadre d’une construction d’ouvrage est strictement interdit, si une solution technique permet de les conserver in situ. Or, une étude prouvant la faisabilité du métro-musée a bien été réalisée. C’est Yannis Mylopoulos qui l’a supervisée. Il assure que Nouvelle Démocratie l’a faite disparaître.
Archidéologie
Thessalonique, ville ottomane jusqu’en 1912 qui regarde vers le Nord et vers l’Est, s’est longtemps construite dans la contradiction d’Athènes. Son image de carrefour bariolé est mal assimilable : ce n’est pas la Grèce Classique de Platon et Périclès, ni la Grèce « classique » des petites maisons blanches sur l’immensité bleue. Ce n’est pas le pays que nous croyons connaître. La Grèce, telle que fantasmée par l’imaginaire européen, est blanchie à la chaux. Et l’archéologie n’est pas étrangère à cette construction identitaire qui ampute le pays de la plus longue partie de son histoire : « L’État grec a toujours eu une approche très différente de l’archéologie selon qu’elle soit classique ou byzantine », rappelle Yannis Karliambas, délégué de l’Association des Archéologues, le syndicat majoritaire. Il a son bureau dans l’ancienne prison de Thessalonique, tout en haut de la ville, où les prisonniers chantaient jadis leurs lamentations sur des airs de rebétiko. On voit le mont Olympe poindre derrière la mer. « Les archéologues vivent depuis toujours sous la dictature de l’Acropole. »
Pour Melina Paisidou, professeure d’archéolo- gie byzantine, le renvoi à l’héritage classique, participant au « whitewahsing général de l’histoire antique, est la clé de voûte de l’État moderne grec. Et il a fallu décapiter quelques statues pour écrire ce joli roman national. « Dans les années 1830, sous l’impulsion du mouvement néoclassique, l’État grec se construit sur un mythe de la blancheur et de la pureté : c’est Périclès, Athènes, la démocratie. L’église byzantine, la mosquée et la Tour franque médiévale qui se trouvaient sur l’Acropole ont été démolies au nom de cette injonction. » En comparaison, le passé byzantin est malpropre : trop complexe, trop coloré, trop long – en réalité, trop proche de nous.
Toutes les fouilles découlent d’une volonté où le politique prend trop souvent le pas sur le scientifique : où creuser ? À quelle profondeur et avec quels moyens ? Et finalement, pour quoi faire ? Pour mieux comprendre la fonction idéologique de l’archéologie, permettons-nous un détour par les méandres de la pensée réactionnaire. En 1991, un petit territoire de l’ex-Yougoslavie, qui borde la Grèce au nord, déclare son indépendance et devient la République de Macédoine. La Grèce s’y oppose : à ses yeux, l’héritage macédonien d’Alexandre le Grand est son patrimoine exclusif. Un million de manifestants défilent sous des pancartes rédigées en anglais – « Européens, leçon d’histoire N ̊1 : la Macédoine est grecque depuis 5000 ans avant J-C ». Le 20 heures de France 2 s’inquiète des potentielles velléités d’annexion de part et d’autre. La Macédoine, grecque ou pas ? Qui peut légitimement en juger ? On comprend bien comment l’archéologie pourrait être sommée d’arbitrer ce genre de débats.
En 2014, un fastueux tombeau macédonien est exhumé à Amphipolis, à 100 kilomètres de Thessalonique. Les archéologues sont prudents mais Nouvelle Démocratie s’étrangle : pourrait-il s’agir du tombeau d’Alexandre le Grand ? On dépêche sur place une équipe de télé japonaise et les journalistes de CNN. Les fouilles sont feuilletonnées comme un épisode d’Indiana Jones. Antonis Samaras, le Premier ministre, tient des points presse quasi quotidiens. Dans un communiqué, la Société des Archéologues juge utile de rappeler que « la formulation de théories sans la soumission de preuves à la communauté scientifique internationale expose le service archéologique dans son ensemble ». Après avoir gonflé comme une bulle spéculative, les « fouilles du siècle » de l’archéologie macédonienne sont abandonnées du jour au lendemain. On n’en entendra plus jamais parler. Arrivé au pouvoir, Syriza accuse la droite d’en avoir fait un « show ». « Amphipolis est emblématique de la façon dont les politiciens détournent l’archéologie au service de leurs intérêts, commente Yannis Karliambas. C’est le clou d’un grotesque spectacle ». Le temps archéologique n’est pas celui du scoop médiatique.
Thessalonique est encerclée par trois sites archéologiques importants : Pella et Vergina, qui sont macédoniens, et Dion, qui est hellénistique et romain. C’est pris au piège de ce double étau idéologique – classique d’une part, macédonien de l’autre – qu’il faut resituer le site de Venizelou. Ici, pas de grands discours, pas de télés, pas de propagande nationale. La presse n’est pas la bienvenue. Melina Paisidou est amère. « Si les vestiges de Venizelou avaient été macédoniens, on n’aurait pas eu tous ces problèmes ! »
À la fin, c’est le capital qui gagne
En politique, l’archéologie est toujours perdante. Mais cela ne suffit pourtant pas à expliquer l’acharnement de Nouvelle Démocratie à vouloir déplacer les antiquités. Il apparaît clairement que cette solution serait plus longue et plus coûteuse que l’alternative : si les vestiges byzantins sont déplacés, il faudra ensuite fouiller, avec toute la minutie exigée par la loi, les strates hellénistiques et romaines qui se trouvent en-dessous. Le métro n’a aucune chance d’être livré en 2023, comme annoncé. À l’inverse, les tunnels qui passent sous les vestiges ont déjà été creusés entre 2015 et 2019. Le fameux métro-musée pourrait être opérationnel rapidement. À Thessalonique, tout le monde se pose la même question : à qui profite le retard du chantier ? À qui profite la ville polluée ? Yannis Mylopoulos, président d’Attiko Metro de 2016 à 2019, a eu accès aux communications internes : « Il y a beaucoup, beaucoup d’argent en jeu. Pendant que le métro ne se construit pas, l’entrepreneur touche des pénalités de retard. Sous ma présidence, il nous réclamait 1,2 milliard d’euros en dédommagements, soit plus que le budget total alloué à la construction du métro. À mon sens, c’est lui qui fait pression pour que le chantier reste à l’arrêt ». Quand rien ne se passe, il y a toujours quelqu’un qui s’enrichit. Certains évoquent une sorte de subvention déguisée au bénéfice d’un mastodonte de l’industrie, engagé sur des chantiers majeurs aux quatre coins du pays, et qui se trouve en mauvaise posture financière.
Fin septembre, au terme d’une réunion qui dura 14 heures, le Conseil Archéologique Central (KAS) validait le déplacement des antiquités. Le KAS est, en théorie, une instance scientifique indépendante et consultative. Mais, comme c’est également le cas à Attiko Metro et dans nombre d’organismes publics, ses membres sont nommés par le gouvernement. Trois membres du KAS qui avaient verbalisé leur opposition ont été limogés avant le vote et remplacés par du personnel plus malléable. L’un d’entre eux est le frère de l’architecte en charge du déplacement des vestiges. Certains auraient reçu des « cadeaux » en échange de leur voix. « Le KAS fonctionne depuis toujours comme un organe politique. Il n’a aucune indépendance scientifique puisque le personnel est renouvelé à la convenance du parti au pouvoir », confirme Kleopatra Theologidou, présidente de la Société Hellénique pour l’Environnement et la Civilisation. Et il y a bien un marionnettiste dans la machine, qui sillonne les arcanes du pouvoir depuis le milieu des années 1990 : Lina Mendoni. Ancienne secrétaire générale du KAS, ancienne secrétaire générale du ministère de la Culture et ancienne directrice des fouilles à Amphipolis, le tombeau macédonien, elle est aujourd’hui ministre de la Culture. « Lina Mendoni est la cause majeure des transformations récentes de l’archéologie », confie Yannis Karliambas. En deux temps : démantèlement du service archéologique public d’abord, fouilles à justification idéologique ensuite.
Durant notre séjour, nous n’aurons pas accès au site de Venizelou. Le ministère de la Culture assure que celui-ci tombe sous la coupe d’Attiko Metro ; Attiko Metro rejette la responsabilité sur le ministère de la Culture. Tout le monde s’excuse, mais personne n’a les clés. À défaut, nous ferons l’archéologie des surfaces verticales : chaque palissade, chaque poubelle, chaque arrêt de bus est sédimenté d’affiches qui forment une croute friable de colle et de carton-pâte. Les murs de Thessalonique ne sont pas blancs, ils sont rouges et noirs. 2015 : la Grèce dit « non » aux mesures d’austérité usurières voulues par la Troïka. 2016 : des dizaines de squats ouvrent pour accueillir des réfugiés. 2020 : Aube Dorée est reconnue comme une organisation criminelle par la cour pénale d’Athènes. Tous les soirs de la semaine du procès, à l’heure des premiers effluves de charbon et de cochon grillé, des manifestants affluaient des quatre coins de la cité. La lumière des lampadaires filtre à travers les feuilles des orangers qui bordent les allées. Au matin, les murs sont plus épais. Les promeneurs auront au moins ça à se mettre sous la dent. « Si les vestiges sont déplacés, les archéologues du futur diront qu’en 2020, tout ce qu’on savait faire, c’était des trous », rigole Melina Paisidou.
Texte : Emile Poivet
Photographies : Louis Canadas, pour Mouvement
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