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Limoges, capitale de la viande, est le berceau historique de la race limousine. Au pôle de Lanaud, les éleveurs de toute l’Europe viennent se disputer les meilleurs taureaux reproducteurs aux enchères : ils veulent améliorer la génétique de la race depuis 150 ans. Seulement, depuis le scandale de l’abattoir en 2017, Limoges est aussi un foyer de l’antispécisme en France. Tous les week-end, c’est le productivisme au feu, et les flics au milieu.


Une enquête extraite du Mouvement N°113



« Et alors regardez comme il est fait, c’lui-ci... Une longueur de bassin comme on en voit rarement... De la viande dans le dos, une gueule extra, bien racé, de bons aplombs... Pratiquement 1 800 grammes en station. C’est une machine à transformer. Plus de 720 kg il y a un mois. Le père, Marabout, est Reproducteur Reconnu, et derrière on retrouve les bonnes origines de l’élevage Gauthier avec ce fameux taureau Elvis, fils d’Ultrabo. Du côté de la mère, une excellente jeune vache, fille de Coluche. Les enchères sont ouvertes, on le démarre à 2 800 ! » Ce taureau-là en a sous le capot : il monte de 3 000 à 6 000 en cinq secondes. Au début, on lève le bout d’un doigt discrètement sous sa veste. Quand le chrono touche à zéro, on hurle pour poser sa mise : « GILLES ! » Gilles Lequeux, l’encanteur moustachu de la vente, est une sorte de Johnny Halliday dans le milieu de la vache limousine. Il a vendu 12 000 taureaux en 25 ans de métier. Ses fans lui ont offert une baguette gravée de ses initiales, à mi-chemin du marteau d’enchères et du bâton d’éleveur, qu’il agite depuis son podium au centre du ring. Dans cette arène, sa réputation n’a d’égale que celles de Coluche et d’Ultrabo, deux taureaux de légende, géniteurs d’une bonne quinzaine des veaux proposés à la vente ces 13 et 14 janvier.




Nous sommes à la station de Lanaud, « capitale de la race », sise sur une bretelle d’autoroute à quelques kilomètres de Limoges. Grand soleil, températures négatives : la rosée du matin stagne en volutes de brume sur les collines voisines. Le paysage se débobine en vallons dodus, verts et broutés comme des greens. C’est un décor à manger par terre. Quatre fois par an, les ventes de Lanaud drainent des éleveurs de limousines des quatre coins de l’Europe. La délégation lituanienne s’envoie de grandes claques dans le dos à chaque enchère remportée. Tous viennent se disputer, avec des gros billets, les meilleurs taureaux reproducteurs, la fine fleur génétique de l’espèce. Sélectionnés à la naissance par treize « inspecteurs de la race » qui sillonnent les fermes françaises, ces taureaux sont élevés pendant trois mois à la station dans des conditions strictement identiques. À la fin de l’évaluation, on leur attribue une série de notes et un classement comme à la draft en NBA. Lanaud est à la pointe de la génétique animale, même si les éleveurs à l’ancienne achètent encore à la gueule. Ils n’ont pas renoncé au « coup de cœur morphologique ». À la vente de demain, pour Ramoneur et Rafiot, on prédit que ça va chauffer.




LE SENS DU POIL


Toute race bovine a ses instances, ses missionnaires et ses stratèges. Mais Lanaud est unique par son prestige et son rayonnement. « Lanaud est l’université de la race », explique Émilien Rouet, directeur de la communication. Les animaux qui rentrent ici ont tous le bac, et on se charge de les caser dans les grandes administrations. Nous déjeunons sur une table de quatre avec un journaliste de la télé locale. Le journaliste n’arrive pas à reproduire chez lui le croustillant de tête de veau qu’il se souvient avoir goûté ici ; il passera discuter en cuisine après manger. Une batterie de bio-informaticiens, ingénieurs et séquenceurs de génome s’installe dans l’immense salle baignée de soleil. Ils brossent la race dans le sens de son histoire : partie de presque rien et devenue l’une des meilleures, grâce à la science et à la détermination des hommes. Au milieu du XIXe siècle, personne ne voulait de la limousine. Chétive et mauvaise laitière, elle n’est guère bonne qu’à tirer la charrue. On prédit sa disparition imminente. Les éleveurs se mettent alors à pratiquer la sélection : en guise d’amour libre, le taureau le plus fertile insémine la vache la plus viandue, et ainsi de suite sur des générations, jusqu’à fixer certains gènes. Le livre généalogique – appelé Herd-Book – qui répertorie les meilleurs spécimens est créé en 1886. Il existe encore aujourd’hui. « La limousine a conquis le monde dans les années 1960-1970 », resitue l’historien Philippe Grandcoing. La bête, dont l’élevage est extensif et en plein air quasi-intégral, se prête bien au ranching. Des paillettes de sperme congelées sont expédiées par la poste en Argentine, en Australie, en Nouvelle-Calédonie. Les éleveurs qui se déplacent à Lanaud, comme les taureaux qu’ils viennent acheter, sont l’élite de la race. Leurs vaches sont les seules à pouvoir prétendre au Label rouge ; leurs taureaux se monnaient en moyenne deux fois plus cher qu’un taureau non-inscrit au Herd-Book. Seulement 5 % des éleveurs de limousines le sont.




35 VACHES DE L’HEURE


Limoges est le genre d’endroit que l’on imagine caracoler en tête du classement des « villes où il fait bon vivre » pour les jeunes ménages : jolies ruelles médiévales ; proximité de la campagne ; qualité des services publics hérités d’un siècle de socialisme municipal. Nous y rentrons le soir, pressant le pas devant les restaurants « Amoureusement viande » et « L’Abattoir ». La viande compte, et c’est une vieille histoire. Au fond de la chapelle Saint-Aurélien, dans le quartier historique de la Boucherie, le petit Jésus assis sur les genoux de sa mère mange un rognon. Limoges, c’est les plus grands abattoirs municipaux de France, naturellement orientés sur la vache limousine. En 2016, Mauricio Garcia Pereira y travaillait déjà depuis sept ans. Pendant plusieurs mois, il filme clandestinement l’abattage de vaches gestantes – c’est-à-dire pleines, sur le point de mettre bas – une pratique légale mais mal connue en France. Quand L214 diffuse la vidéo, Mauricio démissionne et prend la parole à visage découvert. Ses images passent au 20 heures. « Tu vois, j’ai beaucoup souffert à l’abattoir. On m’a humilié. Si j’ai dénoncé ça publiquement, c’est que pendant 7 ans, j’ai bossé avec des gens qui n’en pouvaient plus – des cadences, des maladies, des drogues que tu prends pour tenir. Et quand t’en peux plus, tu démissionnes et tu t’en vas par la petite porte. L’abattoir te remercie et il ne te donne pas ton chômage, tu n’as quedal. » Mauricio est bavard, mais les expressions de son visage en disent plus encore. Né sur une ferme en Galice, il est venu à Limoges pour suivre ses enfants. L’abattoir est le seul boulot qu’il ait trouvé à l’époque – aujourd’hui, n’en parlons pas. La cadence, il s’en souvient trop bien : 35 vaches de l’heure, 35 heures par semaine. Mauricio a abattu 1 200 vaches par semaine. Pendant 7 ans.



À l’époque, l’abattoir est administré par un adjoint au maire, un jeune loup de la droite, costume et études de droit. Après la diffusion de la vidéo – probablement la plus médiatisée des publications de L214 – le monde de la viande active ses réseaux. L’abattage de vaches gestantes est toujours légal ; en revanche, les employés de l’abattoir de Limoges sont priés de laisser leurs téléphones au vestiaire. La direction refuse d’installer des caméras de surveillance. La race peut compter sur un certain nombre de soutiens syndicaux et politiques, à l’image de Jean-Baptiste Moreau, éleveur de limousines et député LREM de la Creuse. En 2020, il a porté une loi qui criminalise le vocabulaire « animal » pour désigner les aliments d’origine végétale : en France, on ne peut plus dire steak de soja. Mais c’est seulement la moitié de l’histoire : Limoges, « berceau de la race », est devenue au fil des années un bastion intellectuel de la cause animale. Un diplôme universitaire de droit animalier, unique en France, est dispensé par la fac de droit ; on doit aussi aux juristes de l’université la très réputée Revue semestrielle de droit animalier. La branche locale de L214 organise des actions presque tous les week-ends. Évidemment, ça chauffe : les éleveurs de la Coordination Rurale – le syndicat agricole majoritaire en Haute-Vienne – ont juré de se pointer à chaque fois. Les flics se mettent au milieu. « Aucune autre équipe de L214 en France ne subit ça », confie Nicolas, le référent local.






LES PARADIS PERDUS


Le restaurant de Lanaud est tenu par une ancienne lauréate de MasterChef. C’est limousine tous les midis. Nous sommes du côté des gens roses et bien en chair, qui portent un foulard sur un veston. Les « gens de la race » – éleveurs, techniciens et ouvriers agricoles – déjeunent sur d’immenses tables de banquet à l’autre bout du restaurant. Comme le reste du pôle, le restaurant a été dessiné par Jean Nouvel, dans des tons roussis qui rappellent la robe froment des limousines. C’était dans les années 1990, un « monde parallèle » selon Cécile Thiaudière, chargée du marketing, dans lequel les éleveurs ne gagnaient « pas trop mal » leur vie. La race investit dans une petite collection d’art – vache en céramique, trophées en porcelaine. Les costumes des encanteurs sont dessinés par Castelbajac.


Ici, tout le monde se souvient de la vente d’avril 2000, quand un veau d’un an, le jeune Paradis, est monté à plus de 200 000 francs. Il y avait 500 personnes dans le ring et une rumeur qui enfle. Lanaud a ce côté un peu « club » auquel les producteurs de viande sans référencement ne se sentent pas appartenir. Mais même les pros de la sélection ne vivent plus comme au temps de Paradis : aux enchères, de plus en plus souvent, les meilleures bêtes partent à l’étranger – moins de charges, moins de frais, moins de L214. Ce coup-ci, les Polonais sont repartis avec neuf veaux. De nombreux autres iront faire carrière en Espagne, en Belgique, au Portugal.




FIN DE RACE


La limousine est travaillée par un double mouvement : le besoin de s’ancrer dans son berceau d’origine – Creuse, Corrèze, Haute- Vienne – et la nécessité de croître pour continuer à exister – soit devenir, en tant que race, « too big to fail ». « Le risque, c’est que, comme dans Frankenstein, la créature se retourne contre son créateur. Il fallait donc une instance forte, très visible et normative, qui s’affirme comme gardienne des qualités de la race, et qui bâtit son discours scientifique, analyse l’historien Philippe Grandcoing. Lanaud est cette capitale, avec ses fonctions : les ventes, l’expertise, la gestion du Herd-Book, la vitrine. Par ailleurs, c’est un formidable ambassadeur : on a une race qui porte le nom d’un territoire. » Les caractéristiques de la race sont contingentes au terroir sur lequel elle évolue : l’alimentation donne la finesse d’os, le climat conditionne la placidité. Philippe reprend : « Le risque, avec la génétique, c’est qu’on perde le contrôle. Le stock génétique peut devenir hors-sol, se déconnecter complètement d’un bassin initial d’animaux. » La race s’est ainsi dotée d’une structure pour définir les orientations stratégiques. « On appelle ça “le parlement de la race” parce qu’il réunit des éleveurs, des abatteurs, des bouchers et des négociants en animaux », explique son directeur. Nous buvons le café au comptoir du Carnnage, le food truck posté devant le ring, avant la première enchère. Neuf heures du matin : « Il est temps de manger de la viande », annonce le camion en coulures rouges simili-sang. « Pendant dix ans, on va mettre l’accent sur le développement squelettique ; les dix années suivantes, on se concentrera sur la fertilité, par exemple. » N’oublions jamais que l’élevage est orienté par ses fins : le rumsteck, le faux-filet, Carnnage.



David Désassure cherche un gars pour payer un coup. Il nous emmène sur une petite table dans la pénombre, au fond de la salle d’enchères. David vient de faire le « top-price » : avec son fils, les deux Creusois se sont payé Rafiot, 17 900 euros. Rafiot va rester au berceau. « C’est paradoxal de continuer à mettre de l’argent comme ça, alors que c’est de plus en plus dur. Mais on espère qu’il va nous amener quelque chose : suffit qu’un reproducteur fasse gagner 100 grammes de croissance par jour au veau. 100 grammes, c’est rien, mais sur une année, c’est 35 kg, et sur 100 veaux, c’est 10 000 euros. » La descendance de Rafiot, en revanche, ne sera jamais ven - due à Lanaud. David, installé depuis 15 ans, est un parvenu dans le milieu, et on lui fait sentir. « À un moment, le livre racial était plein alors ils ont décidé de le fermer. Ils en ont ouvert un nouveau, mais les bêtes qui y rentrent ont une appellation différente. On peut imaginer que c’est pour conserver une pureté de la race : qu’on ne puisse pas dire qu’une vache inscrite depuis 5 ans est aussi pure qu’une vache inscrite depuis 50 ans. Mais c’est très con. Si je mets un veau en vente ici, les vieux cheptels l’achèteront pas, parce qu’ils ne veulent pas choper cette nouvelle appellation. » Des gens circulent dans les coursives sous-éclairées de la salle d’enchères. Ils téléphonent et montent des plans de financement. Ils pensent promotion, génomique, boucherie, placement de produits. On nous avait présenté la limousine comme une « race communiste » : en effet, toutes les structures hébergées à Lanaud appartiennent aux associations d’éleveurs. C’est peut-être un communisme de droit du sang, en plus d’être un communisme de bureaucratie. Progressivement, le ring se vide. Les éleveurs sortent fumer ou partent déjeuner. Restent les missionnaires et les stratèges, les technocrates, accoudés à la balustrade.




VIVRE SES VIEUX JOURS


Que faire alors ? « Je suis fils et arrière-petit-fils d’éleveurs de limousines, tant dans la branche maternelle que paternelle. Je suis originaire d’Eymoutiers, et le village où j’allais à l’école primaire s’appelait Bêthe. J’ai grandi au milieu des bêtes. » Jean-Pierre Marguénaud est un vieux monsieur à présent. C’est le pionnier du droit animal en France. Pour commencer, il énumère les nombreuses formes de souffrance imputables à l’élevage – traite, insémination artificielle, abattage – et pointe du doigt son bienfait majeur, sur lequel tout le monde, de Lanaud à L214, tombe d’accord : l’élevage permet de conserver des paysages ouverts. Les vaches mangent le paysage et le créent. Les prairies naturelles et les haies bocagères sont des réservoirs de biodiversité, particulièrement en Limousin, où la concurrence des forêts cultivées est féroce. Pour faire de l’éle - vage sans souffrance animale, dès lors, trois solutions. La solution Marguénaud : « À la page 103 de La Libération Animale – enfin ça dépend des éditions, hein – Peter Singer écrit qu’il existe des modalités d’élevage respectueuses de l’animal, mais tellement peu viables économiquement qu’il vaut mieux prôner directement l’abolition. Moi, je dis qu’il faut s’engouffrer dans cette porte étroite ». Marguénaud a un cousin, éleveur de limousines, qui abat ses bêtes au terme de leur vie naturelle. C’est bon pour le pot-au-feu et le bœuf bourguignon ; le cousin n’est pas mort de faim. La solution L214 : subventionner des sanctuaires pour animaux de ferme dans lesquels les bêtes vivent leurs vies et meurent leurs morts, sans jamais être croquées. La solution de certains producteurs de viande, enfin : à Bourganeuf dans la Creuse, un groupe d’éleveurs de limousines a récemment financé la création d’un abattoir expérimental. Sept vaches sont abattues par semaine. On leur projette un paysage de prairies sur les murs ; on leur diffuse une petite musique ; il y a une cascade d’eau claire pour les apaiser. N’importe qui peut assister à la mise à mort derrière une vitre sans tain.





Les éleveurs soulignent, à raison, que les conditions d’élevage sont meilleures en Limousin qu’ailleurs. Mais l’abattage reste jusqu’à présent un angle mort. La filière viande supporte mal d’être remise en question et s’arc-boute sur des positions dérangeantes. Un éleveur explique à la télé que servir un repas végétarien à la maison, c’est maltraiter ses enfants. Des Jeunes Agriculteurs (JA) s’introduisent dans un lycée agricole pour censurer l’exposé d’une élève sur le véganisme. Début février, l’association L214 a fait condamner en justice la cellule Demeter, créée à la suite d’un accord entre la police et les syndicats agricoles majoritaires, qui visait à réprimer les « actions de nature idéologique » contre le productivisme. Après la dernière vente, à Lanaud, nous sommes invités à rejoindre les grandes tables de banquet. C’est steak frites et pichet de rouge. Une inspectrice de la race raconte qu’elle a tapé un chevreuil la veille en rentrant. « Fais gaffe, tu vas avoir L214 sur le dos ! » Nous filons discrètement au milieu des éclats de rire. Installés en voiture, et suffisamment à l’aise pour croiser ses jambes l’une sur l’autre, on se branche sur Flash FM, la radio numéro une en Limousin : « Taureaux : pas de contretemps, tout roule pour vous. Vous faites des tas de projets, cela vous donne du baume au cœur et beaucoup d’énergie... »




Texte : Émile Poivet

Photographie : Félix Colardelle,  pour Mouvement

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