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C’est une pratique courante : pour inventer, les marques de luxe réunissent de jeunes diplômés des Beaux-Arts dans des appartements parisiens et leur font livrer à manger.
À l’atelier comme à la ville, ils et elles sont sculptrices, vidéastes 3D ou retoucheurs photo. Du travail à la mission mais bien payé, qui permet à toute une catégorie socioprofessionnelle de passer ses soirées à créer « en toute liberté ». Si à 30 ans tu fais pas ton beurre avec la mode, t’as raté ta carrière.

Un reportage extrait du Mouvement n°117


Jets de teinture, denim déchiqueté et peluches recouvertes de suie. Dans un studio tout confort, loué par Balenciaga, un groupe de jeunes artistes expérimente. Sous les néons, ils customisent des pièces remises plus tôt par coursier. Parmi ces « artistes techniciens », comme les surnomme curieusement la marque, Sarah a été recrutée pour ses doigts d’or habiles à simuler le passage du feu ou du temps sur un objet. Si elle y trouve son compte, la plasticienne tient à rappeler : « Ma seule motivation, c’est l’argent. » À dire vrai, c’est le nerf de la guerre. Pour ces laboratoires de recherche, la marque du groupe Kering ne lésine pas sur les moyens. « Je suis payée 400 euros la journée. C’est souvent des sessions de deux semaines. À la fin, ça fait une belle somme », révèle Sarah un brin sidérée derrière ses petites lunettes rectangulaires. La jeune artiste, qui achevait récemment sa résidence à la Villa Belleville à Paris, décrit des conditions de travail imbattables : « On se fait livrer pour 30 balles de bouffe tous les midis et quand j’arrive le matin, il y a des croissants sur la table. » Ça change de son atelier mal chauffé de Saint-Ouen. « Un styliste nous briefe rapidement, puis nous laisse faire, on est assez libres et il y a une vraie part de recherche plastique. » Peu importe l’origine des idées, à la fin, les vêtements sont signés BB, le monogramme de la maison. Exit le statut d’artiste-auteur, tout est payé sur facture. Le freelance est la règle dans la mode.

 

Avec ses tresses plaquées sur le crâne et ses récits pleins de rebondissements, Dourane, chanteuse et casting agent, raconte comment elle est « tombée dedans il y a 12 ans ». Connue sous le pseudo Boy Fall au sein du groupe Nyokö Bokbaë, et en solo sous le diminutif Boï, elle dresse un portrait plutôt uniforme du paysage créatif parisien. « Tous les artistes qui m’entourent se font tôt ou tard attraper par la mode. » C’est un secret de Polichinelle. Photographes, peintres, sculpteurs et plasticiens de tous ordres remplissent leur frigo grâce aux mille et un jobs qu’offre l’industrie. En période de Fashion Week, les semaines s’étirent et les studios tournent à plein régime de jour comme de nuit. C’est dans ce vivier d’artistes fauchés que la mode trouve sa source ouvrière. Les maisons, à l’affût d’idées neuves, sont friandes de ces petites mains polyvalentes et créatives. Mais quel est le prix à payer pour les artistes ? Dans un milieu où l’injustice sociale est taboue, peu oseront cracher dans la soupe. Pourtant, céder leurs inspirations aux marques du luxe constitue un dilemme pour beaucoup.



DOUBLE-JEU

         

« La fashion est l’un des rares milieux où je peux toucher un salaire à deux voire trois zéro la journée », souffle Dourane. Ces rémunérations alléchantes sont rendues possibles par l’expansion constante des chiffres d’affaires du luxe. À titre d’exemple, celui du groupe Kering a enregistré une croissance de 23 % au 3e trimestre 2022, soit 5,14 milliards d’euros. De fait, les budgets sont un sujet classé secret-défense, ceux qui les connaissent n’en parlent pas, tenus par des accords de non-divulgation dans leurs contrats. En face, c’est toute une communauté d’artistes plus ou moins jeunes qui se précarise toujours davantage mais joue le jeu. Dans la capitale, le prix de la vie augmente constamment. Trouver un atelier avec un loyer correct devient mission impossible. Dans ce contexte, comment ne pas multiplier les casquettes ? Corentin, diplômé de l’École des Arts Décoratifs de Paris, loue un 20 m2 au Consulat, tiers-lieu convoité du XIe arrondissement parisien. C’est là qu’il conçoit ses installations, ses sculptures et ses vidéos en 3D, exposées au dernier Salon de Montrouge et à Lafayette Anticipations. Lui « qui est tombé dans la mode un peu par hasard » acquiert rapidement une formation photo en tant qu’assistant. Le jeune homme aux cheveux peroxydés assume sa double vie au service de l’agence Moda Operandi. « Dès l’école, j’ai travaillé pour les marques, et j’en vis encore aujourd’hui malgré une pratique artistique au beau fixe. C’est 400 euros la session de nuit lors de la Fashion Week qui dure quinze jours, quatre fois par an, en ajoutant les collections de mi-saison – le calcul est vite fait. » Ces revenus ponctuels couvrent d’ailleurs une partie des coûts techniques de sa production artistique. Marie raconte comment elle utilise son matronyme pour se créer un double fashion. « Je me suis fabriqué une seconde identité pour distinguer mon travail de set design dans la mode de mon travail de plasticienne. Cette dualité est presque performative pour moi. » Pour un maximum de lisibilité, elle a aussi deux comptes Instagram. Entre deux jobs pour le luxe, elle réalise des sculptures à Aubervilliers, au sein de l’espace de création Poush. Aucun embarras à fabriquer des décors pour les publicités de Louis Vuitton ou Balenciaga. Pour elle, « ces activités se frictionnent peu et s’enlacent souvent. »    



PROLÉTARIAT GLAMOUR              

      

D’autres sont moins enthousiastes. Étienne travaille comme retoucheur dans les sous-sols de Louis Vuitton quand il ne peint pas des scènes fantasmagoriques de cruising homosexuel dans son atelier, à l’étage du Consulat. Mais les propositions de missions ont cessé depuis quelques semaines. Silence radio. La marque aurait-elle changé de stratégie, élagué les budgets ou renouvelé son pool de retoucheurs ? Étienne se résout à s’inscrire sur Student Pop, une des nombreuses plateformes en ligne connectant étudiants et employeurs à la mission, sous le statut d’autoentrepreneur. À sa grande surprise, une marque de prêt- à-porter de luxe semble avoir flairé le filon et propose un mystérieux job « d’assistant à la journée » pour la modique somme de 70 euros. Arrivé sur place, le jeune artiste réalise l’entourloupe. Il s’agit d’une mission d’assistant styliste, simplement la rémunération en vigueur a été divisée par trois. Il lâche sa brosse anti-peluche et confronte la directrice des ressources humaines. La réponse est cinglante : « Des étudiants fascinés par le monde de la mode qui accepteraient une telle somme, ça ne manque pas. »


Cachets d’intermittence, factures de freelance ou revenus d’artiste-auteur : juridiquement, c’est le grand flou. Étienne, encore inscrit à l’Urssaf dans le sud de la France, facture son activité de retouches photo à Paris sous le régime de « profession libérale en télécommunication ». Sarah commence à trouver preneur pour ses peintures et réfléchit à transitionner de freelance à artiste-auteur, sans savoir comment procéder. Corentin déclare son activité d’assistant en tant que « pratique photographique », un peu à l’aveugle. Mais il pose une limite : « Faire de la photo, j’accepte, mettre mes skills 3D au service des marques, c’est non. Je ne dépanne pas la mode sur ce terrain-là. Il est hors de question de me faire pomper toute mon inspiration par l’industrie. » D’autant que celle-ci est coutumière des scandales pour plagiat. Lors du dernier défilé « FW23 » de la marque Zadig et Voltaire, Julian Charrère, nominé pour le prix Duchamp 2021, a eu la mauvaise surprise de retrouver l’exacte copie de son œuvre And Beneath It All Flows Liquid Fire sur le podium. L’artiste dénonce une atteinte au droit moral, la marque fait la sourde oreille. Aucun accord n’a été trouvé. 


Malgré sa trésorerie mirobolante, la mode peut aussi se faire mauvaise payeuse : trois semaines à trois mois de délai. Après une formation orientée mode à l’école parisienne Duperré, Florian est devenu sculpteur de monstres imaginaires. En parallèle, il loue ses compétences en modélisation à l’agence de production Togaether, collaboratrice d’Adidas notamment. « Je représente en 3D les espaces de show-rooms ou les corners pour que les clients se projettent. Je fais aussi de la direction artistique. Rien de passionnant mais ça paye vraiment bien, à condition d’être patient pour le salaire. »





FASHION UTOPIA           

             

« J’ai été émue aux larmes quand j’ai vu ma première robe de haute couture. » Marie l’assure : à un certain niveau, la mode est une pratique artistique. Proche d’un designer en vogue, elle certifie que le core de la mode, c’est le geste sensible. « Il faut avoir vécu le fourmillement sur un set. Tous ces métiers, ces créatifs qui se réunissent pour un seul but, c’est comme une grande performance. » Hugo, coloriste pour la même maison et étudiant aux Beaux-Arts de Paris, est toujours surpris lorsqu’il s’agit de distinguer métiers de l’image et pratique artistique. Il ajoute : « Le mépris d’une certaine partie du monde de l’art contemporain pour la mode reste un phénomène franco-français. » Cette idée de communion créative, Dourane y est sensible. Elle égrène : « Make-up artist, nail artist, photographe et artiste lumière. La mode a besoin de tous ces regards sur un set, c’est ce qui fait la magie de ces moments. De la même façon, le casting est un art, celui d’associer des entités. C’est d’ailleurs le médium artistique que je pratique le plus. » Pour scouter, c’est à dire repérer de potentiels mannequins et les emmener jusqu’au casting, Dourane entretient son amour pour « les physicalités singulières ». Sans diplôme, elle a décidé que son métier, c’était regarder. « La mode est un espace de représentation et donc de pouvoir. En France, les personnes racisées luttent encore pour leur visibilité, y compris dans les arts, et la fashion est l’un des endroits où elles peuvent exister. » De plus, le secteur a cet autre avantage d’être peu regardant sur le CV et de donner leur chance à des profils variés. « Je me suis longtemps miné le moral en travaillant dans un environnement aussi superficiel. Mais j’ai dû accepter qu’avec un diplôme d’école d’art en poche, je n’aurais accès qu’à des emplois de ce type. » Corentin vise juste. Sans qualifications intelligibles pour la plupart des recruteurs, les artistes n’ont d’autre choix que de s’orienter vers la mode. Étienne, passé par l’École de photographie d’Arles, raconte : « Tous nos professeurs nous expliquaient qu’à la sortie du cursus scolaire, le meilleur plan, c’était d'entrer chez LV à la retouche. » Dans un milieu artistique concurrentiel où il est difficile de décrocher bourses et résidences, la dépendance envers les marques de luxe se renforce. Emanuele Coccia est philosophe. Touche-à-tout, il enseignait l’année dernière un cours très remarqué à l’université d’Harvard : « Le moi dans les choses : la mode comme laboratoire moral. » L’industrie serait-elle carnassière à l’égard des artistes ? Il raille : « L’idée selon laquelle la mode serait davantage liée au marché est stupide. Ce ne serait pas le cas pour l’art contemporain ? Laissez-moi rire. Les artistes sont soumis aux mêmes dynamiques dans les deux milieux. » Pour lui aussi, la mode reste le seul espace « dans lequel toutes les formes d’art se mélangent et s’unissent pour dépasser nos identités et transfigurer nos corps ». Passionné par le vêtement, qu’il décrit comme « une œuvre d’art animée », il constate que « le monde de l’art et celui de la mode sont en train d’opérer une fusion progressive ». Et perçoit un mouvement plutôt à contre-courant : « Beaucoup de jeunes gens se rendent compte que la mode ne soutient plus la création. Et où vont-ils ? Du côté de l’art contemporain. Regardez Jeanne Vicérial qui expose chez Templon. De plus en plus d’artistes dits “textiles” évitent la sphère mode pour présenter leur travail en galerie. »



ŒIL POUR ŒIL


« Si les artistes ont besoin de la mode ? C’est plutôt la mode qui a besoin des artistes. » Pour Marie, c’est du donnant-donnant. Elle a intégré récemment l’une des grosses agences mondiales de créatifs. Du set à la sculpture, les enjeux sont bien différents. Six mois à un an de recherche avant de concevoir un projet artistique contre parfois une semaine de préparation pour un projet mode. Pourtant, l’artiste ne voit que du positif dans cette double dynamique, surtout en termes de créativité. « En fabriquant des décors, j’apprends à faire du faux. Cela instruit ma pratique artistique dans laquelle j’essaie de créer des illusions épidermiques, de reproduire la réalité de la peau. Grâce au set-design, j’exerce mes compétences en termes de textures, de matérialité. » Florian le reconnaît aussi, l’industrie lui apporte beaucoup: « J’enchaîne les jobs de 3D. Ma stratégie, c’est d’acquérir toutes ces nouvelles compétences grâce à la mode avant de les réinjecter dans ma pratique plastique. » Même constat pour Corentin et Étienne qui décrivent aussi cette passerelle entre les deux activités et ce transfert de compétences.


« C’est le seul modèle économique qui me permette d’être libre de mon temps, et la seule organisation qui me semble viable sur les dix prochaines années », explique Hugo, ironiquement débordé entre deux visuels pour la marque de chaussures végan Víron et ses productions à l’atelier. Le temps justement, voilà l’enjeu. « Il s’agit moins de faire beaucoup d’argent que d’en faire le maximum rapidement pour ensuite se consacrer à son art », résume Sarah qui après une fin d’année chargée dans les studios, s’envole pour trois semaines à Athènes où elle expose. Dourane envisage quant à elle de quitter définitivement Paris pour tenter sa chance à Copenhague. Là-bas, elle espère avancer sur son prochain EP solo et poursuivre dans le casting. « Je pourrais faire autre chose, comme du service par exemple, ce qui peut encore m’arriver. Mais je ne me vois pas serveuse dans 10 ou 15 ans. » Chacun le reconnaîtra : travailler pour les marques de luxe a ses avantages. Philosophe, Dourane résume : « En bref, merci la mode but fuck you. » 




Texte : Marouane Bakhti 

Photographie : Pavle Nikolić, pour Mouvement

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