CHARGEMENT...

spinner

Vous écrivez que la nature n’est pas un lieu à visiter, comme une forêt ou une montagne, ou un territoire à représenter sur une carte. Pour vous, c'est « ce qui infiniment chute ». Qu’entendez-vous par là ?


La division entre « nature » et « culture » ne relève pas simplement d’un geste descriptif qui constate une frontière. Il s’agit d’un geste normatif de valorisation ou de dévalorisation, de hiérarchisation donc. Dans l’histoire, ce geste a pu impliquer d’inférioriser et d’altériser la nature afin d’élever la culture. Il y a déjà là une forme de pouvoir et de violence : faire chuter dans le monde de la nature ce que l’on ne souhaite pas voir exister dans celui de la culture. Cela compromet l’existence d’un seul et même niveau, celui de l’égalité. En ce sens, la nature et la culture sont d’emblée des entités politiques.



Les animaux sont-ils, de la même façon, non pas une donnée biologique mais une construction politique ?


Les animaux ont beau apparaître comme la chose la plus naturelle et biologique au monde, ils sont des êtres politiques et sociaux. Non seulement au sens de leur intelligence et de leurs aptitudes relationnelles, mais aussi parce que nous les avons socialisés en les intégrant – voire en les incarcérant – dans des systèmes de valeurs et de pratiques. On peut donc les hiérarchiser : admirer les lions et vouloir éradiquer les nuisibles, aimer les chevaux et manger de l’agneau. Et c’est tout à fait « normal » car les processus de domination font feu de tout bois sans se soucier de cohérence, et charrient donc toujours de la contradiction. Ce qui s’observe constamment, c’est cette définition en opposition, en contrepoint de ce que serait l’humain. L’animalisation de certains est la condition de l’humanisation des autres.



Qu’est-ce que le processus d’animalisation ?


Les animaux n’étaient pas condamnés à être des animaux. Ils ne le sont devenus qu’à travers le processus d’animalisation qui a fait d’eux des êtres que l’on peut non seulement tuer, mais légitimement tuer. Dans ce processus, le crime se détache de sa part criminelle, les statuts de victime et de bourreau disparaissent, la question morale du bien et du mal est effacée. Ainsi, le meurtre de millions d’animaux chaque année par l’industrie alimentaire est perçu comme allant de soi. En contrepoint – car encore une fois, rien n’est jamais énoncé sans qu’autre chose ne le soit simultanément – il y a des corps à protéger, des corps qu’on ne peut pas tuer et dont on ne peut pas se nourrir. La question qui se pose, en sous-texte, n’est pas « qui mange quoi » mais « qui mange qui ». Voilà le mouvement qui m’intéresse : comment construisons-nous des vies mangeables et d’autres qui, au contraire, doivent être constamment nourries et maintenues en bonne santé ? Il y a là une relation coloniale : il s’agit d’exploiter les forces de travail et de vie de certains êtres pour les transférer vers d’autres. Maintenir une population en vie induit d’en mettre d’autres à mort, parmi lesquelles les animaux. L’humanité vit à condition de ce massacre de masse.



Puisque rien n’est légitime, mais tout est légitimé : par quels types de discours pouvons-nous préserver le mythe de notre innocence en dépit de ce massacre ?


Par un ensemble de mythes et de récits auxquels la tradition philosophique occidentale majoritaire a donné une assise intellectuelle. On peut par exemple remonter à Descartes et à sa conception de l’animal-machine : l’animal n’a ni rationalité, ni sensibilité, c’est une entité qui produit, dont on peut user et abuser. La matrice scientifique moderne a également joué un rôle fondamental : un pan de la science occidentale, je pense à la médecine par exemple, s’est fondé sur l’expérimentation animale et humaine. Plus précisément : d’humains jugés mal entrés dans l’humanité. L’animalisation, c’est aussi dur que du béton et aussi vaste que des hectares et des hectares de surfaces aménagées. C’est une architecture, un certain type de dispositif de surveillance, une manière très concrète de façonner, de métamorphoser, de détruire et de recréer de la vie. Dans les pages que je consacre aux abattoirs, ces usines à viande, j’essaie de jouer du pouvoir de la littérature pour faire ressentir aux lecteurs et aux lectrices ce qu’est ce monde : l’usine-abattoir est l’image même du pouvoir et de la dévoration. Des hommes, des femmes, des animaux entrent dans un état et en sortent dans un autre, s’ils en sortent, bien sûr. Et il y a d’autant plus de sens à aborder cette question que la tuerie massive des animaux est devenue le modèle du monde industriel moderne. Henri Ford a inversé le sens de « l’innovation technologique » des Yards de Chicago, où se concentraient les abattoirs : il s’est inspiré du démembrement des carcasses pour imaginer le remembrement des pièces automobiles à la chaîne. Plus tard, cette logique émergera à nouveau dans l’Allemagne nazie.





L’horreur de cette séquence historique permet de saisir très concrètement l’une des idées fondamentales de votre livre : la domination et l’exploitation des animaux est la matrice de toutes les autres. En quoi la domination est-elle toujours « ouverte » et l’animalisation toujours susceptible de viser d’autres catégories d’êtres que les animaux ?


L’humanité est un club très select, les droits d’entrée sont chers. En revanche, il est très facile d’entrer en animalité : il suffit d’avoir une certaine couleur de peau, une religion particulière ou un type de comportement jugé inadéquat pour qu’on vous soupçonne de posséder en vous quelque chose qui s’approche de l’instinct, de la violence naturelle ou de la sauvagerie. Et qu’on vous réserve en conséquence un traitement particulier afin que votre animalité ne soit pas une menace pour le groupe légitime, reconnu comme appartenant à la communauté morale humaine. De nombreux dispositifs originellement mis en place pour les animaux ont progressivement été utilisés pour contrôler des groupes humains. Je pense, par exemple, aux technologies d’observation basées sur les variations thermiques qui servent à surveiller les déplacements de loups. Ces mêmes technologies sont utilisées pour traquer les déplacements des personnes exilées dans les zones escarpées que les gardes-frontières ne peuvent pas atteindre. Ces transferts de technologies sont un indice, parmi d’autres, qu’il existe un continuum de violences. C’est la raison pour laquelle il me semble si essentiel de politiser la question de l’animalité en la réintégrant dans la réflexion contemporaine sur les logiques de domination et d’exploitation.



Vous parlez d’ordre zoosocial. De quoi s’agit-il ?


L’ordre zoosocial désigne le fait que la distinction d’espèce contribue à former l’ordre social, aux côtés des distinctions de race, de genre et de classe. Entre ces rapports, il existe une multiplicité de combinaisons possibles, mais il n’y a jamais de race, de classe ni de genre sans espèce. L’animalisation n’est pas un processus anhistorique, ses modalités et les structures qui la soutiennent – une plantation, une usine, une chambre à coucher, etc. – sont toujours déterminées par le contexte. Néanmoins, elle suit quelques lois régulières – l’abaissement, l’immoralisation, l’usage contraint, par exemple. Des suffragettes anglaises du début du XXe siècle aux prolétaires des Yards, des Palestiniens massacrés aux victimes de l’agent orange, l’animalisation est toujours à l’œuvre.



L’antispécisme est parfois considéré comme secondaire après les luttes antiracistes, féministes et anticapitalistes. Mais si la domination des animaux est la matrice de celle de certaines populations humaines, ne devrions-nous pas penser que l’émancipation des animaux est la condition de l’émancipation de toutes et tous ?


À mon sens, la première urgence est de ne pas opposer les luttes entre elles et d’arrêter de mettre en concurrence les êtres, ce que les systèmes de domination font déjà remarquablement bien. Comme le dit la militante Dalila Awada, on pourrait imaginer un pacte de non-agression entre les luttes, afin qu’elles occupent le front sans s’annuler ni se critiquer mutuellement. Ensuite, ce qui me paraît le plus pertinent à porter et défendre politiquement, c’est la question de la relationalité. Ce qui se joue ici n’est pas une question d’identité – ce qu’est chaque être, ce dont il est capable –, mais de relation : comment les systèmes impérialiste, colonialiste, capitaliste et patriarcal organisent des relations de violence, d’exploitation, de désidentification et de désindividualisation. L’historien Guillaume Blanc ou l’anthropologue Ghassan Hage le montrent bien : tout ce qui est fait aux animaux a une influence, directe ou indirecte, sur le vécu des populations humaines, et inversement. En ce sens, il faut travailler à élargir la communauté morale : tout être négligé, isolé, esseulé, battu ou exploité doit avoir sa place dans cette communauté et doit être le sujet de l’idéal d’égalité, de solidarité et de justice.



 Ainsi l’animal et nous, éditions Actes Sud, septembre 2024




Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes

Photographie : Daria Svertilova, pour Mouvement


Lire aussi

    Chargement...