Le nucléaire n’a jamais montré autant de signes de fragilité. Pourtant, il fait son retour en grâce. Comment expliquer ce paradoxe ?
J’appartiens à une génération de jeunes chercheurs et chercheuses qui a commencé à travailler sur ces sujets dans les années 2010, à un moment où l’industrie du nucléaire était morose. Cela faisait suite à l’accident de Fukushima en 2011, aux décisions de sortie du nucléaire en Allemagne et aux échecs technologiques et commerciaux de ladite « renaissance du nucléaire » des années 2000, incarnés en France par la débâcle d’Areva. Ça aurait pu sentir la fin, comme le laissait d’ailleurs penser le titre du livre Le nucléaire, c’est fini de La Parisienne Libérée (2019). Mais dix ans plus tard, au moment où nous finissons nos thèses, Emmanuel Macron annonce dans son discours de Belfort de 2022 un plan de relance ambitieux. Cela survient dans un contexte spécial : la grande majorité des infrastructures construites dans les années 1970 et 1980, initialement prévues pour durer entre 40 et 50 ans, arrivent en fin de vie. La France applique une politique de prolongation de cette durée de vie, mais ces installations seront bientôt trop vieilles pour être opérées de manière sûre. Il va falloir arrêter. Malgré cela, le nucléaire apparaît encore comme une technologie futuriste.
Ces annonces de relance sont-elles une spécificité française ?
La France essaie de jouer le rôle de meneuse de troupe, du moins en Europe – contre l’Allemagne, le Luxembourg et l’Autriche –, mais ce n’est pas le seul acteur de ce « nuclear revival ». À la COP 28 de 2023, un certain nombre de chefs d’État se sont déclarés en faveur d’un quadruplement de la capacité nucléaire dans le monde. On peut citer, parmi beaucoup d’autres, l’Arabie saoudite, la Pologne ou encore les États-Unis, qui ont récemment rouvert la centrale de Three Mile Island – dont l’un des réacteurs avait connu un grave accident en 1979 – dans le but d’alimenter les besoins en énergie des data centers de Microsoft. Pour autant, cette relance reste avant tout un phénomène discursif : sa faisabilité n’est pas assurée. Hormis peut-être la Chine et la Russie qui, en ce moment, dominent largement en termes de construction de nouvelles centrales, il n’est pas du tout acquis que ces pays aient les moyens techniques et financiers de leurs ambitions. Ce à quoi s’ajoute, dans le cas de la France, un vrai problème de perte de compétences dû à la stratégie de désindustrialisation. L’industrie française est moins compétente aujourd’hui que dans les années 1970. De surcroît, les nouveaux réacteurs doivent répondre à des critères de sûreté beaucoup plus importants qu’à l’époque. Il est difficile, par exemple, de trouver de bons soudeurs – alors qu’une centrale nucléaire, c’est avant tout des centaines de kilomètres de tuyaux.
Tous ces pays adossent-ils, comme la France le fait, leur souveraineté nationale à l’industrie nucléaire ?
L’industrie française du nucléaire s’est en effet construite sur l’imaginaire d’un rapatriement de la ressource énergétique sur le territoire national. Comme si les réacteurs nucléaires étaient des sortes de puits de pétrole artificiels. C’est évidemment faux à plein d’égards : comme toute infrastructure de cette ampleur-là, le nucléaire participe à un réseau d’interdépendances très fortes, notamment néocoloniales. Aujourd’hui, l’uranium est principalement importé depuis le Kazakhstan, mais le nucléaire français a pu aussi s’appuyer sur les mines du Niger, du Gabon et de Madagascar. L’idée selon laquelle le nucléaire assurerait la souveraineté énergétique de la France émerge au moment de la perte de l’empire colonial. Avec les accords d’Évian de 1961, le gouvernement français perd l’accès au pétrole prospecté peu de temps auparavant en Algérie, à un moment où elle devient de plus en plus dépendante à cette matière première. Le silence des archives que j’ai pu consulter sur ces questions est confondant.
Comment les défenseurs du nucléaire se sont-ils emparés de la question écologique ?
Ce n’est pas nouveau. Cet argument du caractère prétendument écologique du nucléaire est utilisé depuis les années 1990 au moins, quoique dans des proportions bien moindres qu’aujourd’hui. Certains ingénieurs nucléaires se montrent même sensibles à la question climatique dès les années 1970. Parfois très sincèrement d’ailleurs : ce n’est pas uniquement une stratégie commerciale. Néanmoins, l’argument reste discutable. Je déplore que l’on réduise la question écologique aux émissions de CO2. En focalisant ainsi, il est tout à fait opportun de faire du nucléaire : une centrale en fonctionnement émet indéniablement beaucoup moins de carbone que les énergies fossiles. Ce constat conduit à entretenir une vision très pauvre de ce que signifie l’écologie – au sens de relation entre les techniques humaines et la nature –, et surtout, on néglige d’autres phénomènes : l’extractivisme, la consommation en eau des centrales et l’obsolescence des infrastructures, dont la durée de vie est finalement bien courte comparée à celle des déchets qu’elles génèrent. Par exemple, la première génération de réacteurs français construits dans les années 1950 et 1960 a été mise à l’arrêt au bout de 30 ans parce qu’on jugeait que leur coût d’opération était trop élevé. EDF prévoit d’avoir fini de les démanteler au début du XXIIe siècle : elles auront continué de vivre, en tant que machines obsolètes et sites à surveiller, au moins trois fois plus longtemps que leur durée de fonctionnement. Ces enjeux, qui ont trait à l’empreinte terrestre de cette industrie, sont centraux dans la réflexion de la nouvelle génération des militants antinucléaires, moins focalisés sur les seuls déchets que leurs aînés.
Vous mettez en évidence que cette « écologie imaginaire » du nucléaire repose en partie sur la théorie du « cycle du combustible fermé ». De quoi s’agit-il ?
Le « cycle fermé » – que l’industrie du nucléaire elle-même est obligée de citer entre guillemets depuis 2019 – est l’idée selon laquelle l’énergie pourrait être produite en vase clos technologique : les réacteurs du futur ne fonctionneraient plus avec de l’uranium extrait des mines, mais avec des matériaux récupérés dans les résidus d’autres réacteurs. Et ce de manière quasi infinie. Le combustible nucléaire, une fois utilisé, ne serait donc pas un déchet dont il faudrait se débarrasser mais une matière valorisable. Le fait est que ce « cycle fermé » a, jusqu’à présent, donné des résultats extrêmement décevants : sur les 96 % de matière censée être valorisable, moins de 1 % est réutilisé. Et une fois réutilisé, il donne un résidu encore plus irradié que le résidu classique, impossible à traiter dans l’état actuel des techniques. Au nom de l’idéal de boucler le cycle des matières, cette stratégie démultiplie en réalité les sources d’éléments radioactifs.
Il s’agirait alors d’un « imaginaire déterrestré » ?
Le « cycle fermé » est symptomatique d’une tendance plus générale qui voudrait réduire le nucléaire à la fission de l’atome en milieu technique clos. Une représentation de la production d’énergie comme étant le pur et unique produit de l’intelligence des ingénieurs. Et qui remise donc en arrière-plan toute l’infrastructure et les médiations techniques nécessaires pour recycler le combustible irradié. Ces dernières sont nombreuses : il faut d’abord le sortir des réacteurs, le laisser refroidir pendant plusieurs années, le soumettre à un traitement chimique – qui va produire des effluents chargés en radioéléments et dégrader des installations –, obtenir des matériaux dangereux, les envoyer dans d’autres installations, et ainsi de suite, dans un cycle où passent des matériaux de plus en plus irradiés.
Cet imaginaire est-il propre au nucléaire ?
Non. Il est aussi à l’œuvre dans certaines manières de se représenter les énergies renouvelables, qui passent sous silence la dépendance aux terres rares par exemple. Mais dans le cas du nucléaire, cela s’accompagne du retour en force de discours technosolutionnistes ultra simplistes, portés par des géants de la tech qui se font passer pour des bienfaiteurs de l’humanité parce qu’ils investissent dans des petits réacteurs modulaires censés résoudre les problèmes des vieilles générations de réacteurs. Tout cela actualise le rôle idéologique qu’a joué le nucléaire par rapport au mode de production capitaliste en général. Alors qu’il représente moins de 10 % de l’électricité produite dans le monde et moins de 5 % de l’énergie, le nucléaire alimente le mythe d’une croissance infinie, malgré les limites criantes de l’extractivisme sur laquelle il repose.
Vous disiez qu’il allait falloir arrêter. Où en est le débat sur le démantèlement en France ?
Beaucoup de gens travaillent sur ces questions. Un marché international est en cours de constitution, dont l’enjeu est de vendre des services à d’autres pays pour pouvoir continuer à générer du profit sur cette activité. Mais le démantèlement est avant tout un énorme poste de dépenses et reste le parent pauvre de cette industrie. C’est une source d’embarras technique : les questions d’ingénierie qui se posent sont très subtiles, et beaucoup d’opérateurs temporisent tant que possible. Certains représentants de l’industrie soutiennent que, pour faire les choses bien, il est nécessaire de prendre le temps de développer plus de connaissances et de compétences. Au cours d’un entretien, un interlocuteur m’expliquait qu’en attendant, il faut mettre les bâtiments en configuration sécurisée, ce qui pose en soi des problèmes : pour éviter qu’ils ne continuent à s’endommager ou ne s’écroulent, il faut ajouter des structures, mais en même temps, il ne faut pas trop en ajouter, au risque de rendre le futur démantèlement impossible. C’est vraiment un appel à l’humilité ! Je sais que les militants antinucléaires ont tendance à rejeter l’industrie dans sa totalité, mais on gagnerait à construire des alliances avec ces ingénieurs, opérateurs de maintenance, ouvriers, techniciens. Parce qu’on ne pourra pas se passer de tous ceux qui se posent, concrètement, des questions telles que : comment finir proprement cette chose-là ? Qu’est-ce que ça veut dire, « la fin » du nucléaire ?
⇢ Le nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans la Terre, Éditions La Découverte, janvier 2024
Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes
Photographie : Edouard Jacquinet, pour Mouvement
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