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9 février 2021 : alors que tous les lieux culturels du pays sont fermés, Louis Aliot accueille des visiteurs, tout sourire, à l’entrée d’une exposition de portraits des Reines de France. Drapé de son écharpe tricolore, le nouveau maire de Perpignan, plus grande commune française jamais dirigée par le Rassemblement National (RN), entend défendre la culture contre les mesures sanitaires imposées par le gouvernement jusque devant les tribunaux. À la veille de son élection, le milieu culturel local s’était fendu d’une tribune défendant le « droit à la subversion et la lutte contre toute forme de sectarisme ». Quelques mois plus tard, le malaise enfle : l’ex-numéro 2 du Front National a fait de la culture, et du soutien à la création, son cheval de bataille, affaiblissant une à une toutes les oppositions. Les structures culturelles que nous avons contactées deviennent frileuses dès qu’il s’agit de « parler politique ». Même le directeur du festival Visa pour l’image, grandmesse du photojournalisme et événement touristique majeur de la ville depuis 32 ans, nuance désormais sa promesse de « résister de l’intérieur ». Le Rassemblement National est déterminé à faire de la capitale catalane sa vitrine pour gagner en légitimité à l’échelle nationale : c’est ici que Marine Le Pen donnera le coup d’envoi de sa course à la présidentielle en juillet prochain [elle a été réélue à la présidence du RN le 4 juillet lors du congrès du parti à Perpignan]. Pour Louis Aliot, la culture est un terrain vague à investir ; pour les artistes, c’est à prendre ou à laisser. Dans ce laboratoire politique, faut-il comprendre le silence du milieu de l’art comme une abdication devant l’extrême-droite ?

 

Loulou montre patte blanche

Louis Aliot nous l’a promis : ni lui ni son parti ne font dans la censure. Qu’on lui prête une intention si grossière semble même le blesser, lui qui a pris soin de faire voter à l’identique le budget de la culture pour l’année 2021 « malgré la crise sanitaire ». L’ancien conseiller de Jean-Marie Le Pen renvoie à des « vues de l’esprit » et à des « réflexes pavloviens » la crainte supposée des milieux culturels envers son clan politique. Les maires FN ont pourtant l’habitude de laisser de profondes cicatrices, en supprimant les subventions des associations et en appliquant la « préférence nationale » jusque dans les bibliothèques. À Orange, Jacques Bompard avait purgé celles-ci des ouvrages considérés comme « multiculturels », et provençalisé la programmation du théâtre municipal. À Moissac, Romain Lopez, à peine élu, fait liquider un festival de world music installé depuis 24 ans et décide de reprendre la programmation culturelle en interne. Sur le seuil de son cabinet, entre un énorme canapé bleu blanc rouge et le portrait du président « ni de droite ni de gauche » de la République, Louis Aliot se veut pourtant rassurant : « Le maire que je suis n’interdira aucune pratique artistique au prétexte que ça ne lui plairait pas. » Celui-ci le jurerait presque sur la tête de l’art contemporain, qui révulse traditionnellement les cadres frontistes : « Ce genre d’art s’est imposé dans le paysage culturel français, Perpignan doit donc aussi avoir son offre. » Le politologue Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême-droite, n’est pas surpris par ce changement de cap : « Louis Aliot ne peut pas se payer le luxe d’une guerre avec le milieu culturel. Ce serait suicidaire dans la ville du festival Visa ! Perpignan est une ville paumée où la presse internationale débarque une semaine par an. Aliot n’est pas idiot : s’il s’en prend à la culture, il se retrouve tous les ans avec un shit storm dans 50 langues différentes. » Le national-populisme de l’élu, surnommé « Loulou la purge » dans son propre parti, ne se veut ni racialiste, ni alarmiste. « Contrairement aux campagnes habituelles du Rassemblement National qui respirent toujours la sinistrose, il a copié le style de Macron ou encore de Hamon, en parlant de futur désirable, et de développement économique et culturel. » Installé à Perpignan, le chercheur, membre de l’Observatoire des radicalités politiques, connaît bien le personnage : il l’a suivi sur les routes de montagne en quête de signatures pour Marine Le Pen en 2012 et a écumé ses soirées de meeting. « Aliot a la qualité non négligeable de ressembler aux Perpignanais. Si vous tombez sur lui dans la rue, il est en train de bouffer des côtelettes en buvant des coups à une terrasse. » Un capital sympathie qui a fleuri sur la haine suscitée par son prédécesseur de l’UMP, accusé de clientélisme. Dès son premier conseil municipal, l’édile a tout de même pris soin d’augmenter son salaire et de parachuter sa compagne au conseil d’administration du Théâtre de l’Archipel. Quelques mois plus tard, il soustrait 350 000 euros de subventions « excédentaires » à cette structure, sans faire de vague : « Comme les spectacles sont annulés et que par ailleurs, il y a eu des dépenses liées au covid, on a simplement demandé au directeur de faire un effort », justifie-t-il.

 

La querelle du street art

Le long des avenues et sur les places, une poignée d’artistes fignolent des fresques sur des cubes en bois mis à disposition par la Ville. « C’est joli, hein ?, fait remarquer le maire. Je préfère voir du street art de qualité qu’un certain nombre de tags absolument immondes. » En 2014, le maire FN d’Hayange s’était empressé de rétablir « la fête du cochon » ; Louis Aliot, lui, impose son style en jetant son dévolu sur les « cultures urbaines ». « On veut cibler un public non initié à travers des pratiques artistiques qui suscitent une sorte de fraternité », explique André Bonet, le nouvel adjoint à la culture qui se félicite de la réussite de l’événement « L’Art prend l’air ». Celui qui a fondé le Centre Méditerranéen de Littérature ici-même il y a 38 ans imagine déjà Perpignan en « capitale de l’art en général ». Qu’Aliot ait recruté ce personnage mondain, qui aime poser avec son chat ou en compagnie d’Aznavour sur Facebook, fait sourire le politologue Nicolas Lebourg : « André Bonet joue un rôle majeur dans la dédiabolisation du parti. Avec lui, on est dans la pure bourgeoisie locale. N’oublions pas que sur la liste d’Aliot en 2014, il y avait des anciens du GUD et d’Ordre Nouveau. » Le pedigree propret de l’adjoint maquille des méthodes moins reluisantes. Dans les bureaux recouverts de tags et de pochoirs de l’association Urban Art Up, les bénévoles s’arrachent encore les cheveux : la success story de « l’Art prend l’air » s’est jouée sur le torpillage de leur manifestation « La Culture à l’air libre ». L’équipe municipale s’est contentée d’en piquer le concept et d’évacuer la centaine de graffeurs, circassiens et danseurs qui s’étaient organisés pour performer sur les places. Véro, la présidente, déroule le récit, échanges de mails à l’appui : « La préfecture nous avait donné son autorisation, et voilà que les services techniques de la Ville m’annoncent que Monsieur le Maire interdit la manifestation à la veille de son ouverture. Et personne ne réagit ! Comment peut-on faire confiance à ces gens-là ? » La photographe s’étrangle : « Quand on porte un projet, on doit défendre les artistes et valoriser leur travail jusqu’au bout. À travers leurs œuvres, ils dénoncent des injustices. » 

 

Des publicités renouvellent le soutien du maire aux artistes locaux : « Il y a d’abord eu les affiches pour les flics et celles sur les crottes de chiens ... Ça nous remet à notre place ! »

 

Peu importe cette première bavure : à la mairie, on mise sur l’art « pour redonner des couleurs au cœur de ville et une fierté aux habitants ». André Bonet déroule doctement sa feuille de route : une médiathèque « très futuriste » et une « diagonale verte » dans un quartier prioritaire, une grande fête du livre catalan, la création d’une « radio gitane » et d’un institut de culture juive dans le quartier Saint-Jacques… Louis Aliot se verrait bien exploiter davantage la figure de Salvador Dalí, qui avait défini la gare de Perpignan comme étant le « centre du monde ». Dans sa bouche, ces perspectives confuses de « démocratisation culturelle » visent clairement le tourisme et la gentrification. Son grand projet reste la création d’un parc à thème improbable sur le modèle du Puy du Fou de Philippe de Villiers : « On partirait de l’époque romaine et on remonterait toute l’histoire du Roussillon, jusqu’à la plus récente. C’est-à-dire la Retirade [l’exode des Républicains pendant la guerre civile espagnole – Nda] puis celle des pieds noirs et des harkis, le dernier exil sur notre territoire », son obsession personnelle. Ce qu’il préfère retenir de la Catalogne, c’est son patrimoine militaire et religieux. Le chevalier blanc reprend vite ses couleurs d’origine, entre l’invitation d’Éric Zemmour, qui prophétise la guerre ethnique à la veille de sa campagne, et l’inauguration d’une exposition sur les crimes commis par le FLN « pour rééquilibrer les mémoires ».

 

Survivre en terrain neutre

Le Théâtre de l’Archipel, en forme d’énorme pépite rouge, est l’unique rescapé de la décentralisation culturelle au milieu d’une ville étranglée par les voies rapides et les zones commerciales. Dans les rues alentour, les affiches de la présidente du RN appelant les Français à se « réveiller » et celles d’Action Française se disputent les murs. Certaines sont recouvertes par des sérigraphies vandales à l’effigie du maire travesti en Reine d’Angleterre. Neuf mois après la victoire de Louis Aliot, la « bataille culturelle » se joue sur des panneaux dans un décor de rideaux de fer et de chantiers de rénovation. Depuis peu, des publicités renouvellent le soutien de la mairie aux artistes locaux. « Il y a d’abord eu les affiches pour les flics, ensuite celles concernant les crottes de chiens… Ça nous remet à notre place ! » Les plasticiennes Tiffany Vailier et Caroline Milin préfèrent en rire : « On vit dans notre bulle en se disant que l’art est essentiel, mais en réalité la plupart des gens s’en foutent. » Il y a quelques semaines, l’équipe municipale débarquait dans les ateliers où travaillent les deux jeunes femmes pour se faire prendre en photo et promettre de futurs partenariats. Cet intérêt inédit pour ce tiers-lieu d’« art contemporain et alternatif » les désarçonne : « On n’a pas le luxe de boycotter la mairie à l’arrache, même si nos convictions sont en désaccord avec la couleur politique de la ville. En plus, on vient de salarier une personne. » Les débats idéologiques ont fini par lasser Tiffany Vailier, fondatrice de l’association Agit’hé. Leur engagement est de mener des ateliers auprès de la population et de défendre le statut des artistes auprès des pouvoirs publics. « Il s’agit d’un combat philosophique : la municipalité doit faire son travail de diffuseur et de soutien financier, quelle que soit son étiquette. Mais on s’imagine peut-être naïvement que la culture est neutre, comme la Suisse. » Ici, la scène artistique repose essentiellement sur le tissu associatif, les institutions ayant déserté cette préfecture perdue dans le triangle formé par Montpellier, Toulouse et Barcelone. L’association a décidé de « faire avec » la nouvelle municipalité tout en veillant à ne pas perdre sa liberté artistique. 

D’autres assurent, à une échelle individuelle, qu’ils ne « collaboreront » pas. « Faire partie de cette vitrine, c’est participer à la campagne de Marine Le Pen, tranche Camille Santacreu, qui a interrompu son projet de festival dédié à la jeune création, écœurée par la victoire d’Aliot. Il y a des lieux privés à investir, d’autres qui appartiennent au département. On peut aussi travailler dans des villages alentour. » Pendant que le maire entamait son mandat avec l’inauguration d’un poste de police, la jeune femme répondait, avec une dizaine d’autres artistes, à l’appel de la performeuse Martine Viale et du peintre Max Wise pour une rencontre informelle d’art-action sur une promenade prisée des Perpignanais. Il fallait occuper le terrain, faire des gestes, même vains, pour ne pas se résoudre à ce que la situation politique se banalise. « Ça nous donne la rage qu’on en soit arrivés là, soupire ce couple de Québécois. On pourrait très bien prendre l’argent mais on ne veut pas être associés au RN aux yeux des institutions extérieures et du public. » Ils ont déjà fui la spéculation immobilière de Montréal pour investir leurs économies dans un petit appartement en bordure du quartier Saint- Jacques, où ils ont aménagé un atelier. Ce n’est pas un parti qui les délogera : « La victoire de l’extrême-droite nous amène à revenir aux fondamentaux de notre pratique : quand on fait de l’art, on a une position politique, encore plus ici. »

 

« Louis Aliot ne peut pas se payer le luxe d’une guerre avec le milieu culturel. Ce serait suicidaire dans la ville du festival Visa pour l’image. Perpignan est une ville paumée où la presse internationale débarque une semaine par an : il se retrouverait avec un shit storm dans 50 langues différentes ! » 

 

Coquilles vides

Depuis son élection, le maire s’emploie à nettoyer la rue des Augustins qui mène à Saint-Jacques, le plus grand quartier de gitans sédentaires de France : « On est en train de racheter tous les fonds de commerces pour les mettre à disposition d’antiquaires, de galeristes ou de producteurs locaux… Avec un visuel approprié, ce sera, demain j’espère, l’une des rues les plus actives de Perpignan. » À l’entrée de cette artère, les kebabs ne sont pas la seule ombre au tableau : la Haute école d’art de Perpignan et le centre d’art contemporain Walter Benjamin ont été laissés comme deux coquilles vides par le maire sortant. La première, fermée en 2016, est destinée à devenir une école pour pratiques amateures. Le sort du second, qui fût l’unique institution publique ouverte aux pratiques expérimentales, chavire entre un magasin de prêt-à-porter et une salle d’exposition consacrée aux artistes de la Méditerranée : « Cet espace-là ? Qu’est-ce qu’on veut en faire ? Personne ne le sait !, rétorque Monsieur Aliot. On a déjà le musée Rigaud qui fait un peu tous les styles. » Les collections de ce musée municipal courent du XIIe siècle aux années 1950, mais c’est bien suffisant pour son électorat : « La grande bourgeoisie, dont Louis Aliot a raflé les voix, est très peu consommatrice de biens culturels, rappelle Nicolas Lebourg. Ce département est culturellement enclavé. Dans les grandes villas sécurisées du mas Llaró, on ne lit ni Les Inrocks, ni Virginie Despentes. » À l’échelle nationale, c’est autour du Centre Walter Benjamin que s’est cristallisée la protestation des milieux intellectuels contre la nouvelle mairie : la mémoire du philosophe antifasciste ne devait pas être récupérée par l’extrême-droite. Mais cette mobilisation a pris fin le jour où, à la demande des héritières de Benjamin, le lieu a été débaptisé. Fin de la polémique : Louis Aliot n’aura même pas eu à se salir les mains pour faire taire ses opposants. « Le Centre Walter Benjamin aurait pu devenir le symbole d’une résistance, mais les personnalités qui se revendiquent de “gauche” ont préféré rayer d’elles-mêmes ce nom du paysage perpignanais. » Jordi Vidal, l’ancien directeur de l’école d’art qui s’est battu aux côtés des enseignants et des étudiants contre sa fermeture, ne cache pas son exaspération. Il avait créé le Centre Walter Benjamin dans la continuité de cette lutte, en 2013, à l’occasion de son passage à la Direction de la culture de la Ville. « Ça aurait été plus pertinent de s’insurger si les expositions futures avaient été prétexte à la diffusion d’une idéologie nocive. » Pour l’heure, Jordi Vidal s’entoure de quelques alliés historiens, auteurs et programmateurs de salles de cinéma pour préparer la revanche. Il écrase sa cigarette, un sourire aux lèvres : « Perpignan est une ville magnifique pour attendre la fin du monde. »

 

 

Texte : Orianne Hidalgo-Laurier

Photographies : Louis Canadas pour Mouvement

 

 

 

 

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