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Sur la musique de Kayhan Kalhor et Ali Akbar Moradi, habillé par Reza Nadimi, Sina Saberi écrit des mouvements perdus. Comme s’il souhaitait faire renaître l’inconscient collectif d’un passé – occulté depuis 1979 – avant qu’il ne disparaisse à nouveau. Prelude to Persian Mysteries prend la forme d’un rituel : le corps du performeur révèle les secrets des Zoroastriens, communauté religieuse pré-islamique qui a régné près de quatre siècles sur la Perse avant la conquête des arabes. Au son du crépitement de l’harmel (Peganum Harmal) et des fleurs brûlées pour chasser l’œil du diable, entre l’ombre et la lumière, les mystères de la danse opèrent entre spiritualité et improvisation. Et dessine ce qui pourrait être une introduction à la danse contemporaine, jusque là interdite en Iran.

 

La danse contemporaine est interdite en Iran. Que risquez-vous à présenter votre travail en public ?

« Il y a quelques années, effectivement, présenter en public ma performance aurait posé un gros problème. Je ne sais pas ce qui aurait pu m’arriver : on aurait pu m’interdire de continuer ou me faire subir un interrogatoire. Mais la situation s’améliore. En mars 2016 quand on m’a autorisé à jouer Prelude to Persian Mysteries pour la première fois – ce qui a été une grande surprise – j’ai bizarrement ressenti un sentiment de honte et de vulnérabilité. Dans cette performance, il y a de la fragilité, de la délicatesse, j’exprime une forme d’érotisme féminin. Ce n’est pas quelque chose de commun surtout venant d’un danseur homme. Je ne me rendais pas bien compte des risques que je prenais, j’avais l’impression d’en prendre énormément et en même temps de ne pas risquer grand-chose. Vous savez, quand on parle de l’Iran, nous parlons d’un lieu incertain.

 

Pour autant, la danse folklorique existe dans l’ensemble du pays.

« En effet. En Iran, le “storytelling” est une partie importante de la culture et la danse permet de narrer le quotidien, de raconter comment les gens vivent. Certaines danses ressemblent à des combats et expliquent les guerres qui font rage près des frontières, d’autres sont des cérémonies qui célèbrent les éléments de la nature, comme la cérémonie du vent par exemple. Dans ma performance je me suis inspiré de ces folklores, mais je ne reproduis pas les mouvements, je les transforme. Nombre de ces mouvements sont très iconiques et font partie du champ lexical du rituel.

 

Pourquoi l’avoir intitulée « prélude » ? Que signifie ce terme pour vous ?

« Je me suis dit que la danse manquait d’une introduction en Iran. Ce terme trouve son sens dans cette urgence d’initier une idée, un projet. C’est un point de départ, un commencement. Ma performance, est un souvenir de ce qui n’existe plus depuis quarante ans. J’essaye de savoir où nous en sommes.

Parfois je suis dans le cadre, parfois j’en sors, je suis hors champs, dans l’ombre. Cela exprime l’incertitude de la danse et de son existence. Est-ce que c’est de la danse ou pas ? Cette obscurité signifie l’oubli, le manque, la non-existence. Les moments où je peux être et danser dans la lumière sont très courts. C’est une danse invisible.

 

Ce terme est aussi musical. Quel lien faites vous entre la danse et la musique, notamment la musique traditionnelle perse ?

« Pendant sept mois j’ai parcouru la musique traditionnelle persane pour trouver mon inspiration. J’ai regardé toutes les formes d’art qui existent en Iran, et ma conclusion c’est que la musique traditionnelle persane est l’unique forme qui survit. Je vois une corrélation entre la musique et la danse. Peut–être, je peux à travers la danse aller vers la musique. J’ai rencontré de spécialistes, j’ai entendu beaucoup de morceaux anciens de rituels zoroastriens, et un soir j’ai fait un rêve. C’était un homme habillé de blanc qui m’a donné un livre en cuir, marron. Quand je l’ai ouvert, il n’y avait pas de textes. Ensuite, je me suis réveillé, et tout d’un coup, j’ai écrit la pièce d’une traite.

 

Les zoroastriens en Iran gardent très précieusement leurs mystères. En présentant ce rituel dansé vous n'avez pas l'impression de nous en livrer quelques-uns?

« Cette performance est destinée à partager les mystères. La Perse a disparu depuis un siècle déjà mais aux États-Unis, en Europe dans le monde entier, vous trouvez des Iraniens qui ne se disent pas Iraniens mais perses. Ils aiment utiliser ce terme. Je me suis posé la question de savoir pourquoi ce mot nous met en extase comme ça. Pourquoi dans l’inconscient collectif, la Perse signifie la grandeur et la gloire ? C’est un mystère pour moi aussi. La vieille Perse est bien plus riche que nous le croyons. La culture zoroastrienne est mystérieuse car cachée aux yeux des gens et à notre conscience. Mais les mystères ont un rapport avec l’humanité, avec des valeurs tellement basiques qu’elles ont été oubliées. Cette connexion avec ces valeurs est importante pour moi, même si les gens s’en moquent aujourd’hui.

p. Qazal Sedaqat Larijani 

À travers votre pièce, vous essayez de faire renaître ce passé ?

« Oui. Ce passé a été oublié, et aujourd’hui, nous souffrons de cette absence. Il y a une sorte de détachement, imposé par l’histoire. Je ne connais pas ce passé. Je n’étais pas là à l’époque pour pouvoir le partager comme une vérité, mais je voudrais incarner ce qui a disparu. Faire revivre ce passé, le faire ressentir prend la forme, pour moi, d’un rituel de lumière. Et ce la lumière naît la vérité : elle devient réelle, visible.

Je voudrais faire référence à Marcel Proust et son ouvrage À la recherche du temps perdu pour dire que le temps est relatif. Notre perception est trop linéaire en général. Je vois tellement de beauté dans le passé que je m’en inspire. Ce sont les valeurs humaines de cette période qui me ramènent le plus vers elle, les histoires de Zarathoustra, les rituels. Il y a tellement de délicatesse, de beauté et de résilience.

 

Quel est votre rapport à la spiritualité dans votre vie de tous les jours ?

«  Pour moi la spiritualité est surtout un besoin de se connecter avec un espace. Je suis une créature du rituel, je prend ce que je peux prendre,  ce que les gens me donnent, pour établir une relation. Je suis très intéressé par l’univers avec lequel je dois me connecter. Je ressens une forte attraction avec le cosmos. Je médite aussi. Cette performance est le point de départ de cet espace pour développer cette connexion. La spiritualité n’a pas vraiment de forme, c’est une conscience d’être. »

 

Propos recueillis par Camille Jeanjean

 

 

> Prélude to Persian Mysteries de Sina Saberi a été présenté du 31 mai au 2 juin au Colombier, Bagnolet (Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis)

 

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