Au temps jadis des colonnes doriques, Pâris, prince troyen, se prend d’amour pour Hélène, épouse du roi Ménélas. Par l’intervention de la déesse Aphrodite, Pâris remporte Hélène, et avec elle la rage vengeresse de Ménélas qui mettra Troie à feu et à sang pour récupérer sa concubine. Au lieu d’une énième adaptation du mythe hérité d’Homère, Tiago Rodrigues et le collectif Dood Paard dégainent crochet et bobines de laine pour un remaillage en bonne et due forme des grands récits fondateurs. Sous la houlette de consultantes aguerries – leurs propres mamans –, quatre membres du collectif flamand s’emparent d’une immense couverture crochetée, prêts à en découdre avec l’histoire phallocentrée.
Comme installées au coin du feu, quatre paires de mains crochètent, décousent et rafistolent une immense couverture de laine bigarrée. Depuis leur simple chaise, recouverts jusqu'à la taille par l’ouvrage imposant, les quatre protagonistes de cette veillée textile se penchent ensemble sur un motif bien connu : le récit de la guerre de Troie. Ou plus précisément, la lecture personnelle qu’en font les mères de ces apprenti·es couturier·es. Entre les fils du poncif de cours élémentaire, une autre histoire transparaît. Invoquées par la voix des acteurs, voici que les matriarches d’Ukraine ou de Flandres se joignent à l’assemblée, composant pas à pas le récit choral d’une histoire de femmes. Dans l’entrelacement de récits personnels et de relectures mythologiques, le brave Pâris se rappelle en conquérant de l’objet femme, la belle Hélène en réceptacle mutique des fantasmes d’un monde d’hommes, et les soldats de partout à leur statut de fils, destinés à être pleurer par les mères qui les ont accouchés. Dans les polyphonies portées à tour de rôle par chacun·e des deux acteurs et deux actrices sur scène, l’immobilité des corps ceinturés par l’étoffe frictionne avec l’invocation des absentes, devenues corps en présence par la seule force de la voix.
Dans l’inquiétude d’une mère du XXe siècle pour son enfant fiévreux, dans la solidarité d’une femme pour ses semblables face à l’oppression sexuelle, dans le cri de colère d’une mère de soldat envers ces puissants qui s’octroient le droit de vie ou de mort sur les fils d’un pays, le maillage dramaturgique de Tiago Rodrigues rencontre la corporéïté des Dood Paard pour tisser minutieusement un récit choral fait d'empiècements singuliers ou de grands pans collectifs. Récit d’hier et d’aujourd’hui, Women in Troy prétexte le grand mythe pour faire entendre une histoire du monde par celles qui l’accouchent, depuis les arrières-salles de palais antiques jusqu’à aujourd’hui, de Troie à Kiev. Par la voix de toutes ces « bouches rouges », érotisées, convoitées et bâillonnées, la pièce imaginée par Tiago Rodrigues et les Dood Paard parvient avec la modestie et la précision d’une histoire à la première personne à affronter son époque, ses luttes et ses conflits, laissant à l’entrée les grands sabots de l’idéologie ou de l’inconséquence de salon.
Women in Troy, As Told by Our Mothers du Collectif Dood Paard a été présenté du 9 au 11 janvier au théâtre Garonne, Toulouse
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