L’épisode reste méconnu du grand public. De 1940 à 1942, au départ de Marseille vers les États-Unis, le navire Capitaine-Paul-Lemerle sauve des milliers de vies menacées par le régime de Vichy. Arrière-petit-fils d’émigré juif, né à Johannesburg en plein apartheid, William Kentridge projette ce récit dans une chronologie plus globale des résistances au XXème siècle, le temps d’un opulent opéra-paquebot. La scénographie se veut donc marine : le fond de scène est dominé par un grand pont de bateau et des projections sur grand écran guident la navigation. À droite de la scène, un orchestre de chambre accompagne l’aventure sur une composition de Nhlanhla Mahlangu. Enfin, dans le rôle du narrateur, une vigie aux airs de maître loyal, ceinturée d’une écharpe d’élu dans un costume vert pistache, se répand en grandiloquences. La croisière peut commencer.
À son bord, que du beau monde. Une page d’histoire vivante même. Le convoi historique, supervisé par le journaliste américain Varian Fry, rassemblait l’intelligentsia de son époque : le surréaliste André Breton, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, le plasticien Wifredo Lam, la romancière Anne Seghers – parmi d’autres. Tous sont campés par des comédiens aux masques de carton noir et blanc, un choix visuel DIY toujours efficace. Mais à ce casting déjà bien fourni, Kentridge en ajoute un autre, tout aussi prestigieux mais absent de l’embarcation d’origine. Des poètes du courant littéraire de la négritude : Suzanne Césaire, épouse oubliée d’Aimé, ainsi que les sœurs Nardal, tandem moins célébré. Également présente : Joséphine Bonaparte, martiniquaise comme Césaire mais béké pro-esclavagiste. La voilà en duo avec une autre Joséphine – Baker celle-ci. Frantz Fanon n’est pas loin non plus. Puis Lénine, Trostki, Staline. Sur les flots, des forces disparates se croisent et les cultures se mêlent – les textes sont donnés en anglais, français ou diverses langues bantoues de la moitié sud de l’Afrique. Ici l’histoire se réécrit et se dote de passerelles anachroniques pour relier les luttes d’un continent et d’une époque à l’autre.
Pourtant, pas question ici de moraline ou de didactisme. Kentridge s’en prémunit d’abord par une customisation dadaïste rafraichissante : vidéo-collages, paroles à double-sens et un goût pour l’insolite dans les choix visuels – un défilé de têtes d’oiseaux, d’ananas, de cafetières italiennes. Même lorsqu’il assène des documents d’archive – Hitler & Pétain sur les Champs-Élysées – cet opéra-cabaret fait mouche par son intelligence et son à-propos. Lors de sa tournée européenne à l’été 2024, celui-ci n’a pas manqué de percuter les succès électoraux de l’extrême droite sur son chemin – en pleines législatives au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, ou dans le sillon d’un score historique du FPÖ au festival autrichien Impulstanz. Mais William Kentridge ne fait pas la leçon : il rappelle simplement qu’il n’y a pas d’art intéressant qui, dans un tel moment, ne prenne pas position. Grand oui ou franc non, The Great Yes, the Great No affirme la permanence d’une pensée résistante à travers les âges et une continuité dans les luttes, qu’elles soient décoloniales, anti-esclavagistes ou anti-fascistes. Une convergence qui pourrait se révéler utile quand il s’agira à nouveau de faire front contre le pire.
The Great Yes, the Great No de William Kentridge a été présenté du 16 au 19 juillet dans le cadre du festival ImPulsTanz au Burgtheater, Vienne
→ Les 25 et 26 octobre 2025 au Grand Théâtre de Luxembourg
→ Je n’attends plus de William Kentridge, exposition jusqu’au 12 janvier 2025 à La Mécanique Générale, fondation LUMA, Arles
Lire aussi
-
Chargement...