« Dans l’obscurité, on voit mieux la lumière. Elle y est encore plus belle », confie en japonais un homme caché dans les herbes folles de son potager. Avant, Yoshida était « hikikomori », ces individus qui se retirent du monde en s’enfermant dans leur chambre. Un phénomène apparu avec la crise financière des années 1990 au Japon, la seconde puissance économique mondiale avant d’être détrôné par la Chine en 2010. On estime aujourd’hui à près d’un million et demi le nombre de Japonais qui vivent reclus. La vidéo s’achève avec le soir qui tombe sur le jardin, Yoshida plante une banderole « Je voudrai pouvoir sourire ». Obscurité / lumière, normal / marginal, valide / non-valide : autant d’oppositions manichéennes, socialement structurantes, qui s’effondrent au fil de Hiku, une performance transdisciplinaire qui fait péter le quatrième mur et les codes du documentaire.
Depuis une caméra d’angle, sur un autre écran, on observe un homme enfermé entre quatre murs. Sa seule mobilité : des allers-retours entre des jeux vidéo au sol et son plateau repas. Un peu plus loin, la caméra capte un individu essayant d’entrer en communication face à une porte désespérément close. L’espace de la salle de théâtre, où l’on déambule comme dans une exposition, se découpe en plusieurs univers distincts. Chaque écran se confond avec les parois de papiers des habitats traditionnels japonais – ou shōji –, laissant transpercer les sons et les ombres. « Quand il y a un hikikomori dans une famille, les autres membres ont souvent l’impression de vivre avec un fantôme. Ils captent sa présence mais ne le voient jamais », précise le chorégraphe et artiste Éric Minh Cuong Castaing. D’une bulle à l’autre et de bribes en bribes, affleure la peur : peur du regard des autres, peur de ne pas être à la hauteur dans une société basée sur la productivité et la concurrence. « Mon fils a un caractère très doux, il est très gentil… J’espère que le monde, ou la société dont il a peur, va devenir quelque chose de plus doux, dans lequel il pourra aller et venir librement. » : une enceinte diffuse les paroles d’une maman inquiète qu’une performeuse, Yuika Hokama, traduit à un cercle de spectateurs.
Le défi de s’autoreprésenter
En 2020, Éric Minh Cuong Castaing et la performeuse et scénographe Anne-Sophie Turion sont partis au Japon, auprès de l’association New Start Kansaï qui vient en aide et porte la voix de ces isolés volontaires. L’homme confronté à une porte close en fait partie : « On ne se lève pas un beau jour en se disant “je vais devenir Hikikomori”. » Lui-même passé par là, il travaille aujourd’hui à « avoir des relations dans lesquelles on peut dire ce que l’on pense ». Laissés à la marge et considérés comme des personnes « non valides » par une société qui refuse de faire son examen de conscience, les participants de Hiku se définissent par eux-mêmes et délivrent leur propre vision du monde, jusqu’à intervenir en direct dans la salle de spectacle. « Ce qui est important, c’est de pouvoir exprimer qui on est, pas de vous expliquer ce qu’est le hikikomori. » Depuis un écran téléguidé, dressé sur roues, Shizuka s’adresse aux spectateurs. C’est elle que l’on voit sur l’une des vidéos, traverser un pont sur son vélo éclairé de LED. « Je sortais la nuit sans mes lunettes, avec de gros écouteurs pour me couper du monde. J’avais la sensation de vivre entre le rêve et la réalité. » À sa suite, deux autres machines entrent dans l’espace. Yagi est diplômé d’une prestigieuse université mais un problème d’élocution l’a stoppé en plein vol : « J’ai critiqué la société capitaliste au lieu de créer quelque chose qui me ressemble. » Matsuda est resté sept ans dans sa chambre – celle qui est reconstituée en vidéo. Un malaise plane face à ces prothèses aux allures de fauteuils roulants automatisés. Manière d’assumer le sentiment de handicap de ces personnes ou l’ambiguïté d’une technologie qui isole en même temps qu’elle rassemble, ces robots sont les vaisseaux de la fameuse « inquiétante étrangeté ». Nous voilà presque physiquement confrontés à ces autres que l’on observait jusqu’ici à une distance documentaire, voilà que ce sont eux qui ouvrent l’espace, dirigent les regards – ceux-là même qui les terrorisaient – et interrogent les spectateurs : « Est-ce que vous connaissez vous aussi quelqu’un qui vit en retrait ? », « Est-ce que parmi vous, il y a des personnes qui ont réussi à se remettre d’un grand échec ? ». L’échange de ce soir est « dur » selon les artistes – il est 4h du matin au Japon.
Hikikomori : une école politique
Ensemble, les trois anciens hikikomoris assurent la médiation de la performance. Les raisons de l’isolement sont multiples : échec à un examen, difficultés à trouver un emploi, décès d’un proche… « Au Japon, les gens valides sont très durs avec les gens faibles. » Shizuka se dirige vers des formes en carton disséminées dans la salle : ce sont les dessins hyperréalistes de Ogawa, qui ne s’exprime qu’à travers ce médium : une bouteille de bière, un rouleau de papier toilette, une bûche. « De voir ses dessins sur scène, explique la jeune femme, j’ai l’impression de le rencontrer pour la première fois. » Yagi, via son robot de téléprésence, déroule une banderole : « Vivre est une manifestation ».
Sans emphase, le retournement s’opère. Pas seulement dans l’espace clos du théâtre – « hors du quotidien », comme le souligne Shizuka – mais aussi à une échelle plus globale. Une dernière vidéo s’enclenche : l’association New Start Kansaï organise une manifestation à Takatsuki, banlieue d’Osaka – un fait rare au Japon. Ils sont une poignée mais la situation qu’ils créent brille par son incongruité : ceux que l’on ne voit pas, ou ne veut pas voir, ceux qui se cachent du monde et que le monde condamne en les pathologisant, prennent non seulement la rue mais aussi une voix politique. L’obscurité et la lumière. « On dirait que la manifestation elle-même est devenue un espace de Hikikomori », scandent-ils. L’événement dépasse le phénomène social local tant il pose la question du droit à ne pas obéir à l’injonction productiviste. Près de 50 ans après qu’André Gorz a initié le concept de décroissance, les hikikomoris japonais pourraient en être les instigateurs. Le mot de la fin, signé Yagi : « Je pense que ma mission est de transmettre cette lutte au public français. »
Hiku de Anne-Sophie Turion et Éric Minh Cuong Castaing a été présenté les 22 et 23 septembre à KLAP, Marseille, dans le cadre du festival Actoral
--> du 19 au 21 octobre à la Maison du Japon dans le cadre du festival d’automne à Paris
--> les 17 et 18 novembre au Théâtre de Châtillon
--> les 24 et 25 novembre au Théâtre de Rungis
--> le 15 décembre au Centre Culturel Houdremont, La Courneuve