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Drag-queen et performeur transgressif, trop souvent rangé parmi les simples provocateurs, le Sud-africain sait mettre le doigt sur ce qu’on voudrait ignorer. Discussion à visage découvert avec l’un des derniers artistes libres.

 Une scène constellée de chaussons de ballerine, alignés côte à côte dans des carrés de lumière. Juché sur des cercueils blancs en guise d’escarpins et marchant à grand-peine, les bras prolongés d’immenses béquilles, Steven Cohen entre en scène. Il est affublé d’un tutu, son visage arbore des ailes de papillon et une étoile de David sur le front. Une apparition baroque dans une scénographie dépouillée à l’extrême. Un gramophone trône au cœur d’un mobilier orné de chandeliers : le crincrin d’un disque plein de souffle et de craquements inondera bientôt la salle d’une vague de mélancolie. Présentée au Théâtre Garonne en octobre 2017, la performance Put Your Heart Under Your Feet… and Walk ! prend la forme d’un cérémonial funéraire en hommage à Elu Kieser, son compagnon disparu en 2016, avec lequel il a partagé vingt ans de sa vie. Solennelle et bouleversante, cette création nous confronte aussi aux images difficilement soutenables d’une vidéo tournée dans un abattoir, dans laquelle l’artiste-créature s’immerge dans un bain de sang.


Steven Cohen, 56 ans, a passé la majeure partie de son existence en Afrique du Sud pendant l’apartheid, à subir une homophobie ordinaire et la dureté de ses parents qui conduiront son frère au suicide. Il s’invente alors un personnage de drag-queen aux apparats rococo et initie des performances dans des lieux publics, transgressant les tabous d’une société à l’idéologie réactionnaire. Sa rencontre avec Elu, danseur courtisé par Régine Chopinot, l’incite à se produire sur scène et à s’installer en France. Ici, on le connaît principalement pour sa performance au Trocadéro, qui fit grand bruit en 2014. Pour avoir traversé le parvis des Droits-de-l’Homme avec un coq tenu par une laisse attachée à son sexe, il passe en correctionnelle pour « outrage et exhibition sexuelle » et échappe de peu à une condamnation. Tombant le masque, il se confie sans détour ni fausse pudeur.


 

Pourquoi avoir choisi la France comme pays d’accueil ?

C’était une question de circonstances. Mon compagnon était un danseur classique. Il s’est inscrit à un workshop organisé par Régine Chopinot, et elle a été aussitôt conquise par sa personnalité et sa manière de danser. Mais il lui a dit qu’il rejoindrait sa compagnie à la seule condition que je l’accompagne. C’est la raison pour laquelle je lui suis tellement reconnaissant, il m’a ouvert des portes. Je n’avais aucune expérience dans le domaine de la danse et de la chorégraphie. Juste des réminiscences de gymnastique intensive qui remontent à mon enfance. Régine a alors jeté un œil sur ce que je faisais, ça lui a plu, et nous a invités tous les deux à faire partie de son spectacle. Je suis venu six mois en France, et ça s’est bien passé. Les six mois sont alors devenus cinq ans, puis quinze.

 


Vous avez pourtant eu des problèmes avec la justice française.

Jaime autant la France que je prétends la détester. Du moins, les gens pensent que je la déteste parce que j’en livre un reflet critique dans mon travail. Mais être critique ne signifie pas que tu n’aimes pas quelque chose. C’est comme élever un enfant, tu peux le réprimander tout en lui donnant tout ton amour. Je ne sais pas pourquoi j’ai une si mauvaise réputation en France.



Vous n’avez pas mauvaise réputation, c’est surtout que les questions liées au genre,
 à l’identité et à la religion sont particulièrement sensibles.

Une partie de la société me hait parce qu’elle ne supporte pas d’être confrontée à l’émancipation du genre sexuel et au fait que je sois un hors-la-loi. Je vis ici depuis une quinzaine d’années et je trouve que c’est de plus en plus difficile d’être libreTu dois faire tellement de sacrifices pour t’affirmer aujourd’hui en France. Le fait que Marine Le Pen n’ait pas été élue a rendu l’extrême droite encore plus agressive. Elle a peut-être perdu les élections, mais ses idées ont gagné du terrain. C’est le jeu du « qui perd gagne » qui répond à une forme de schizophrénie nationale. Tout le monde se dit tolérant et, en même temps, il existe des gens ouvertement antisémites. En Afrique du Sud, il n’y a pas d’antisémitisme. Là-bas, seuls les Blancs d’extrême droite ont un souci avec le judaïsme. Les Noirs s’en foutent complètement. En France, on ressent encore tout le poids de l’histoire.

 


Vos mises en scène s’appuient souvent sur des rites spécifiques au judaïsme, mais aussi sur une forme de syncrétisme qui vous est propre. Avez-vous été élevé dans la tradition juive ?

Mes grands-parents ont vécu avec énormément de culpabilité et de tristesse : ils étaient en vacances à la plage quand leur famille a été exterminée dans les années 1940. Ils n’ont jamais cessé de parler de l’Holocauste. Pour moi, ça appartenait à l’histoire. Je ne me sentais pas concerné, jusqu’au jour où je suis tombé sur un tas de livres à propos de la Gestapo et des camps de concentration dans un vide-grenier. Ma pratique artistique n’a rien de spécifiquement juive, ma bibliothèque non plus, pas plus que ne l’était mon compagnon. Pourtant, quand je suis dans un train et qu’il freine en pleine forêt, j’ai le sentiment qu’on va me faire descendre pour me tirer dessus. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est ancré en moi, c’est dire à quel point la mémoire cellulaire peut être profonde.



 



Votre famille était-elle pratiquante ?

Mes parents avaient beau parler yiddish et comprendre le russe, ils ont rejeté la religion parce qu’ils voulaient être modernes. Ils n’ont jamais prononcé le mot "Holocauste" et ne laissaient jamais mes grands-parents, qui étaient très religieux, évoquer le sujet. Ce sont eux qui nous en parlaient, à mon frère et moi, et continuaient de perpétuer certains rituels. J’ai grandi avec ça, ma vie s’est bâtie là-dessus. Quelqu’un m’a dit un jour que « j’exotisais » la religion juive. Mais, dans un sens, sur quoi d’autre puis-je me rabattre pour mon deuil ? Serais-je plus légitime à faire des prières bouddhistes ou hindoues ? Je fais ce que je suis. Dans cette performance, j’essaie d’être authentique. Tous les objets utilisés sont les miens. C’est ma chambre, ce sont mes vieux costumes, ce que j’avais sous la main. Rien n’a été fabriqué spécialement pour cette œuvre. Je disposais de 10 000 euros, un budget ridicule mais amplement suffisant. Le plus curieux, c’est que la personne qui m’a accusé « d’exotiser le judaïsme » semblait honteuse d’être de confession juive… Il faut se méfier des apparences. Je me réfère toujours à cette citation de Kant : « Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, nous le voyons tel que nous sommes. » C’est ce que mon travail s’efforce de faire ressortir.

 


Avez-vous suivi des études d’art ?

Aux yeux de mes parents, l’art c’était de la connerie. Quand j’ai formulé le souhait de faire une école d’art, mon père m’a rétorqué que c’était pour les branleurs incapables de faire des maths et de la science. J’ai donc été contraint de m’inscrire en fac de médecine. Je me suis mis à potasser quelques bouquins, mais je me suis vite aperçu que je n’avais rien à faire là. J’ai laissé tomber et j’ai finalement bifurqué vers un Bachelor of Arts. Ça a été une énorme déception pour mes parents. J’ai fini par dédier ma vie à l’art, avec tous les sacrifices que ça représente. Et maintenant que je suis reconnu en tant qu’artiste, mon père est enfin fier de moi. Il aura fallu une vie entière pour y arriver. Il n’a jamais non plus accepté le fait que je sois gay. Et il aura fallu que mon frère se suicide pour qu’il relativise tout ça et me dise enfin : ok, on se comprend.



 

« Mon avocate m’a prévenu que je pouvais écoper de deux ans de prison pour profanation de restes humains. J’ai conscience que c’est un acte transgressif, mais je n’en ai rien à foutre. »

 

 


Dans vos performances, vous confrontez la dureté du réel à une forme de préciosité, avec une dimension baroque et allégorique 

Je pense que l’honnêteté est ce qui prime par-dessus tout. L’art se doit d’être honnêtepas de simuler l’honnêteté. Certes, j’utilise de la fumée, des accessoires et tout un tas d’artifices, mais ce n’est pas la base de mon travail. Si la cuillérée de cendres que j’avale était un subterfuge, cela n’aurait aucun sens. Mon travail n’existerait pas, je trahirais tout ce en quoi je crois. Ingérer des cendres humaines est une expérience abominable, je saigne à chaque fois de la gorge et du cul après coup. Il y a quelque chose de toxique, sans doute le produit d’embaumement. Rien qu’une cuillère pèse lourd : ce n’est pas que de la cendre, il reste aussi des débris d’os. Mais il faut que ce soit une expérience difficile. Plein de gens m’ont dit que c’était dangereux, immoral, illégal. J’ai appelé mon avocate, qui m’avait déjà défendu pour ma performance au Trocadéro, elle m’a prévenu que je pouvais écoper de deux ans de prison pour profanation de restes humains. J’ai conscience que c’est un acte transgressif, mais je n’en ai rien à foutre. Elle m’a dit : « Je sais que tu le feras, et que tu le feras avec justesse. »

 


Avez-vous obtenu l’autorisation de la famille ?  

Non, car la famille est chrétienne et aurait refusé. Elu était un étranger pour eux, ils avaient coupé les ponts depuis plus de vingt ans. Sa famille ne l’a pas vu danser, ni boire, et ne savait rien de lui ! J’ai pu le constater à ses funérailles : pour les gens présents, j’incarnais son « nouveau monde gay ». Au moment des hommages, je n’ai pas pu prononcer un mot, j’étais tétanisé. Ce spectacle me donne la possibilité de parler en mon nom et de dire ce que j’ai sur le cœur. Je ne m’adresse pas à la famille, ni à un prêcheur, ni à Dieu, mais au monde. D’un autre côté, je me demande à quel point j’ai le droit d’impliquer les gens dans un rituel qui n’est pas le leur.

 


Ce rituel aurait pu rester d’ordre intime. 

Je pourrais le réaliser dans ma salle de bain, mais ce ne serait plus un rituel public. Je pense que l’art le plus important se produit en privé, dans les chambres à coucher, sous le plancher, n’importe où. Mais peut-on encore considérer ça comme de l’art ? L’art comporte une prise de risque. Tu peux faire des dessins de merde ou des dessins géniaux, et ne jamais les montrer à personne : ça ne comporte aucun risque.

 



Vous comparez le théâtre à un temple, où la mort ferait l’objet d’un rituel collectif.

Ça peut paraître éculé, mais je crois vraiment que les théâtres sont nos temples et que nous pouvons y pleurer collectivement. Je ne cherche pas à faire éprouver au public que « je suis plus triste que lui ». Dans la religion juive, on perd le contact avec quelqu’un dès le moment où il meurt. On n’a plus le droit de le voir, ni de le toucher. Ce n’est pas vous qui êtes aux côtés du corps pendant la veillée mortuaire, mais une personne spécialement désignée. Quand mon frère s’est suicidé, il a fallu que j’insiste pour l’embrasser une dernière fois. On lui a interdit des funérailles juives, non parce qu’il était gay ou qu’il s’était suicidé, mais parce qu’il désirait être incinéré.



C’est aussi la première fois que vous vous essayez à danser sur scène.

Au départ, je me contente de marcher, perché sur mes cercueils. Je marche avec le poids du deuil, je marche avec le cœur lourd… Et pour la première fois de ma vie, je danse à la fin du spectacle. La musique est belle, la fumée est belle, mais je me suis empêché de me lâcher complètement. Elu me disait toujours : “N’en fais pas des caisses !” Et c’est tellement tentant d’en rajouter, surtout sur scène. C’est un vrai piège. Ce n’est pas mon environnement naturel, c’est Elu qui m’a poussé à faire de la scène. Je me contentais de performances dans la rue quand je l’ai rencontré, et il m’a dit : « Propose-les à un festival de danse, ils ont une place pour la performance que personne n’utilise. » Il m’a en quelque sorte révélé à moi-même.

 


De quelle maladie souffrait-il ?

Il avait accumulé des ulcères à l’estomac. C’était lié à notre mode de vie. La précaritéune mauvaise nutrition, picoler tout le temps, ne jamais dormir Ça s’est passé en très peu de temps. Tout à coup, il a fait une hémorragie, tout le sang de son corps s’est déversé dans la baignoire, nous nous sommes littéralement retrouvés dans un bain de sang. Il a été emmené en urgence à l’hôpital, puis tout s’est effondré, le cœur, les poumons. Il a été réanimé par un attirail de machines, est sorti des soins intensifs pour être transféré à Johannesbourg où il a été très bien soignéJe me suis dit qu’il allait mieux, mais il s’est senti très mal, et il est retourné à l’hôpital où il est mort, alors que je venais de partir au Japon pour réaliser des vidéos. J’ai été pris d’une immense culpabilité, comme si j’étais Dieu, que c’était moi le responsable de sa mort. Durant tout le temps qu’on a passé ensemble, nous n’avons jamais parlé de ce qui arriverait si l’un de nous deux venait à mourir. Parce que j’ai refusé de l’accepter… L’une des dernières phrases qu’il a prononcée était : « Je veux vivre. » On n’accepte jamais de mourir, on lutte jusqu’au dernier souffle.

 


 

 « L’art le plus important se produit en privé, dans les salles de bain, les chambres à coucher, sous le plancher, n’importe où. Mais peut-on considérer ça comme de l’art ? »

 

 

Vous projetez également une vidéo tournée dans un abattoir, dans laquelle vous vous immergez longuement dans le sang.   

Oui, cest une allégorie de la mort dElu, une façon de me laver, de me purifier. Là encore, cela soulève de nombreuses questions éthiques vis-à-vis du public. Des gens mont conseillé de raccourcir la vidéo pour la rendre plus percutante et efficace. Mais ce nest pas un spot publicitaire ! Je veux que ce soit long et pénible à regarder. Je n’oblige pas les gens à rester dans la salle, je ne juge pas ceux qui préfèrent s’en aller.

 


Comment l’avez-vous tournée  ?

De manière clandestine, en soudoyant quelqu’un avec des bouteilles de cognac. C’était mon ultime recours, rien d’autre n’avait fonctionné. J’ai fait jouer tous mes réseaux pendant un an, mais on m’interdisait toujours de filmer dans un abattoir. En France, impossible. En Afrique du Sud, impossible aussi. Il a fallu que je me rabatte sur une méthode illégale. Je ne comprends pas que des carnivores s’offusquent de cette vidéo. Comment peuvent-ils prétendre que c’est immoral de montrer ça ? Je ne suis pas le concepteur de ce lieu ! Comme lorsque je filme dans les townships, ce n’est pas moi qui les ai construits ! Dans les abattoirs, vous constatez que tous les ouvriers sont noirs. Ne pensez pas que c’est moi le grand héros qui s’immerge dans le sang ! Ce sont eux les héros. Ils décapitent des bœufs à longueur de journée pour un salaire de misère car ils n’ont pas le choix. Comment voulez-vous ne pas péter les plombs après avoir fait ce boulot toute la journée ? Vous devenez aussi cinglé qu’un agent de change. Parfois, j’ai l’impression de jeter de l’huile sur le feu. Mais je ne peux pas alléger mon travail. L’art vous donne l’occasion de franchir la ligne. Et d’échouer, aussi…

 


Parvenez-vous toujours à contourner les interdictions ? 

J’ai pertinemment conscience que ce que je fais est interdit par la loi. Dès le moment où je sors ma bite dans un lieu public, je me doute bien que je vais avoir des problèmes. Mais ce n’est pas seulement de la provocation. Quand j’ai réalisé cette performance avec le coq en 2014 au Trocadéro, je ne m’attendais pas à ce que la police m’arrête, je m’attendais à ce que des agents de sécurité viennent me dire : « Vous n’êtes pas autorisé à faire ça, veuillez quitter les lieux immédiatement. » D’après moi, je n’ai pas été arrêté pour exhibitionnisme, mais pour avoir insulté le pays. Ça a été davantage perçu comme un outrage national que comme une perversion sexuelle. Les artistes eux-mêmes m’ont rejeté, en arguant que ça incarne exactement l’idée que les gens se font des artistes alors qu’ils ne se comportent pas comme ça, eux. Pas un seul artiste français n’est venu me soutenir lors de mon procès, personne. Sophie Calle, qui est une amie, m’a appelé quarante fois pour me dire : « Est-ce que je dois venir ou pas ? Je suis avec une copine, on se demande comment il faut s’habiller. » Tu sais quoi, Sophie ? Va te faire foutre ! C’est mon procès, pas un vernissage ! En Afrique du Sud, il y aurait eu au moins une centaine d’artistes pour me soutenir, qu’ils apprécient ou non mon travail. C’est là que je me suis aperçu que les artistes français parlent davantage qu’ils n’agissent.





Vous cherchiez surtout à créer une forme de perturbation sur un site qui incarne la France dans toute sa splendeur.

Si j’avais voulu créer un véritable scandale, je m’y serais pointé à 17 heures, au moment où il y a le plus de monde. Or, j’y suis allé au moment le plus calme, à 9 h 30 du matin. J’ai choisi un lieu éminemment symbolique, mais mon propos n’était pas du tout de perturber l’industrie touristique. Je ne m’attendais pas en revanche à ce que ma vie s’en trouve à ce point changée. Depuis cette performance, j’ai un mal fou à obtenir des visas. L’exhibitionnisme et l’outrage sexuel étant considérés comme des délits criminels, je suis désormais fiché comme délinquant sexuel. Il n’est mentionné nulle part qu’il s’agissait d’une action artistique. Ça va me poursuivre pour le restant de mes jours. 



Avez-vous souvent été confronté à des réactions agressives en raison de votre travail ? 

Je me suis fait tabasser un nombre incalculable de fois, vous savez…


 

Quand vous étiez travesti ou dans votre vie quotidienne ?

Les deux. Moins quand je suis travesti que dans la vie quotidienne.

 


Le personnage que vous incarnez semble vous servir de protection contre le monde. 

Oui, comme hier soir en rentrant chez moi avec tout le maquillage. Je n’ai pas peur parce que ce sont les gens qui ont peur de moi. Ils m’esquivent et traversent la rue quand ils me croisent parce qu’ils ne savent pas de quoi cette putain de folle est capable ! Je me cache derrière mon image, c’est comme une protection. Mais après l’histoire du coq, des gens m’ont agressé à deux reprises. Je n’ai même pas pris la peine d’en parler à mon avocate. J’essaie de ne pas me faire photographier autrement qu’en travesti. Mais vous m’avez quand même reconnu au petit déjeuner à l’hôtel. Moi qui croyais être invisible !

 

 

Quand avez-vous ressenti le besoin d’incarner ce personnage de drag-queen ?

J’ai commencé à me travestir dès l’âge de six ans. Mais de manière plus consciente, je ne saurais pas dire précisément. Ça correspond à la période où j’ai commencé à faire des arts visuels. Et puis un beau jour, je suis tombé gravement malade à force de vivre dans la misère. Ce genre de maladie où ton corps est affaibli et bourré de carences, mais que tu continues à te jeter à corps perdu dans le travail. J’ai passé un long séjour à l’hôpital, et je me suis dit : “Je dois faire usage de mon corps.” J’ai réalisé qu’il y avait toute une palette de possibilités et c’est comme ça que j’ai fini par me consacrer à la performance. À cette époque, je faisais encore de la sérigraphie pour gagner des sous, même si c’était difficile à vendre. Je sais que Jean-Luc Verna ne roule pas sur l’or non plus. À quoi bon avoir du succès ? Nous nous efforçons d’être nous-mêmes, et de dire la vérité selon nos propres termes, en marge de l’opinion générale. Alors que la plupart des jeunes qui se lancent dans l’art sont attirés par l’argent et sont avides de réussite. Ça n’a plus grand-chose d’une démarche artistique. Chez moi, il en va de ma survie, c’est une pulsion quasi pathologique. Parfois j’aimerais juste me mettre sur pause et me détendre, mais je n’y parviens pas !


 

Faites-vous une distinction entre la vie et l’art ? Où placez-vous la frontière entre votre vie publique et votre vie intime ?

Ma vie, c’est ce que vous avez devant vos yeux. C’est tout ce que j’ai. Je ne m’en plains pas, je suis reconnaissant d’être en vie, mais je n’ai rien d’autre quand je rentre chez moi. Je pense art, je baise art… ma vie est art. C’est pour cette raison qu’avoir Elu à mes côtés était tellement important. Nous faisions équipe, nous formions une assemblée à nous deux. Désormais, je me sens vraiment isolé dans le monde de l’art. On continue aujourd’hui à me demander où je puise mon inspiration… Je n’avais même pas idée de ce qu’était la performance au moment où j’ai commencé ! C’était libre, intuitif, je ne ressentais pas le poids du savoir. Si j’avais pris connaissance de ce qui a été fait avant moi, une grande part de mon travail n’aurait sans doute jamais vu le jour. Je ne connaissais ni Leigh Bowery, ni Carolee Schneemann, pas plus que l’actionnisme viennois. À l’époque je m’en foutais, j’étais persuadé que j’inventais des trucs. Ça émanait presque d’une forme d’ignorance. Quand tu as le statut d’artiste, il est impératif de se remettre en question. Si tu arrêtes de t’interroger sur la nature de ton travail, tu es foutu. Tu te perds dans des certitudes. La fonction principale de l’art, c’est de poser les bonnes questions. Mais je ne suis pas assistant social, je ne peux pas réparer le monde.

 


On ressent dans votre travail une profonde empathie pour le vivant, qu’il s’agisse d’humains ou d’animaux. 

Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de différence entre les deux. Nous sommes de vraies bêtes sauvages, une espèce particulièrement grégaire. Si l’on incrimine autant la société, c’est parce qu’elle nous empêche de vivre en harmonie avec notre environnement naturel, qu’elle impose des règles qui nous empêchent d’avoir un rapport animiste au monde. En observant la façon dont les gens se nourrissent, se déplacent en masse ou pratiquent le sport, je ne peux m’empêcher de les comparer à des animaux. Quand vous invoquez l’esprit des animaux, c’est autant vous qui entrez dans l’esprit des animaux que l’inverse. La pire chose qu’on m’ait dite, en l’occurrence ma colocataire, c’est  : « Je déteste les animaux. » Comment peut-on dire une telle connerie ? Si tu hais les animaux, tu ne dois pas être loin de haïr les êtres humains.

 


Pensez-vous qu’une œuvre d’art puisse avoir un impact politique ?

Malheureusement, une œuvre n’aura jamais l’efficacité d’une bombe, d’une attaque-suicide ou d’une insurrection armée. Je pense que nous surestimons l’art de toute manière. À bien y songer, qu’est-ce que l’art a changé dans le monde ?


 


Propos recueillis par Julien Bécourt au Théâtre Garonne, à Toulouse

Photographie : Louis Canadas, pour Mouvement

 



> Boudoir de Steven Cohen, du 2 au 17 octobre au Théâtre Vidy-Lausanne ; du 24 au 26 novembre au centre George-Pompidou dans le cadre du festival d'Automne, Paris ; du 13 au 15 décembre au TNB, Rennes 

 

 

 

 

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