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Quel est le potentiel queer de Shérazade ?

 

D’abord, elle change tout le temps de rôle. Shérazade incarne tous les personnages, hommes comme femmes. Ensuite, elle transmet des récits chargés d’érotisme. Enfant, ces images me traversaient autant qu’elles m’étaient défendues. L’attitude de mes parents était claire sur ce sujet. Plus largement, la relation qu’elle entretient avec les hommes — notamment avec le roi, pour qui elle éprouve de l’amour et du désir —, se distancie du « féminisme blanc ». Elle sait composer avec les figures d’autorité, masculines, sans pour autant oublier de prendre soin d’eux. La question du soin est centrale dans son rapport au monde. Cela m’inspire beaucoup. Enfin, Sherazade vit et raconte ses histoires à la tombée de la nuitAutrefois, ce mode de vie subversif concernait les femmes. Aujourd’hui, ce sont les minorités marginalisées et les personnes queer qui vivent la nuit. C’est un espace de résistance pour toute une partie de la population. J’aime l’idée que nous serions des zombies le jour avant de reprendre vie au crépuscule. 



Vos poèmes parlent du corps, de son intériorité et de ses transformations. La chorégraphie donne à voir des états transitionnels infinis. Comment créer tout un processus à partir de l’imprévisible et de l’indéterminé ?

 

Mes poèmes sont influencés par ce que je découvre dans la littérature iranienne médiévale. À cette époque, les textes ne sont pas aussi rangés dans des catégories qu’aujourd’hui. C’est cette porosité entre les genres qui me plaît. Autre aspect de ces traditions persanes : l’âme des personnages est toujours connectée aux éléments. Les phénomènes naturels et les états intérieurs fusionnent. C’est mon héritage. Cela conditionne mon propre rapport au corps et vers des formes qualifiables de « non-humaines ». C’est l’idée qu’il n’y a pas de limites strictes entre nous et le reste du monde. C’est un concept qui échappe au rapport nature/culture tout à fait occidentale. Et puis la langue persane aime l’indétermination. Alors, comme les poètes, je fuis la clarté et cultive l’ambiguïté.



Dans cette logique, vous choisissez l'opéra, le genre transdisciplinaire par excellence. 

 

Je cherche à reconnecter avec la conception de la danse en Iran, qui va à contre-courant de l’esthétique occidentale, où l’image est primordiale. Ici, ce qu’on ne voit pas, ça n’existe pas. Pour cette raison, le corps des danseur·euss est fétichisé. Iels sont à la fois modèles et perfomers. Alors que dans ma culture, la pratique de la danse est alimentée par l’énergie de chacun et leur rapport spirituel au monde. La danse est proche de la transe. L’idée de chorégraphie n’a pas le même sens que chez les Européens. En Iran, cette idée n’est pas lié aux lignes du corps dans l'espace ou à la beauté d’un physique. Pour moi, l’opéra est un art total, qui me permet en parallèle de demander des soutiens financiers transdisciplinaires. Et paradoxalement, l’opéra me permet aussi d’éviter les catégories : je suis chorégraphe mais également metteur en scène, chanteur et danseur. 

 


Le chant lyrique est aussi une pratique bourgeoise, excluante et très codifiée. Pourquoi avoir choisi de mettre en avant la voix d’interprètes queer ? 

 

On oublie souvent que l’opéra fut autrefois peuplé de figures populaires. Les danseur·euses et chanteureuses lyriques étaient aussi des prostitué·es. Cette culture élitiste est dès le départ habitée par des corps marginalisés. À ce titre, je me suis vraiment intéressé à l’esthétique de la voix trans. Le chant lyrique est un terrain idéal pour donner à voir cette question. Il peut y avoir une dissonance entre le genre perçu de l’interprète et la coloration de sa voix. De cette façon, j’aime interroger les a priori du spectateur et sa notion du plaisir. Que vient-on chercher au théâtre ? Qu’est-ce qui est plaisant au niveau vocal ? 

 


Dans Mille et une nuits, la scène est un monde de glace plongé dans l’obscurité. Quel sens a ce paysage ? 

 

Ce paysage est queer, comme la nature l’a toujours été. Mes travaux précédents mettaient déjà le rapport occidental à la nature en question. Pour le soufisme, la nature, Dieu et les humains se confondent souvent. Le poète Rûmî écrit des poèmes d’amour qu’il dédie à la fois à Dieu et à ses amants. Le désir humain est donc transposable aux éléments naturels et au divin. C’est pour cette raison que les autorités parviennent à conserver ce patrimoine littéraire sans le censurer. Il suffit de nier le double-sens de ces textes et de les présenter comme des poésies liturgiques. Mais, la culture musulmane en Iran incluait bel et bien des personnes queer de multiples façons. Dans les harems, les hommes et femmes trans étaient les bienvenu·es. Sur les premières photos royales prises en Iran, à l'époque de Nasser al-Din Shah, il est clair que la binarité de genre concerne peu les membres du harem. Et la modernisation de l’Iran s’est malheureusement faite au détriment de cette richesse. Lorsque mon peuple a été confronté aux mœurs des Européens, je ne sais pas pourquoi, nous avons eu honte. Nous nous sommes dit, à regret : « Arrêtons d’être si bizarres… ». Et nous avons arrêté.



Mille et une nuits de Sorour Darabi / DEEPDAWN a été présenté du 3 au 5 juin à Montpellier Danse


--> du 19 au 22 septembre à l'Arsenic, Lausanne. 

--> du 16 au 19 octobre dans le cadre du Festival d'Automne à La Villette, Paris

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