Un rouleau de moquette se déploie et dégueule deux individus sur le plateau. Un troisième s’extrait d’un pouf géant avec moult effets circassiens. Est-ce du « spectacle jeune public » ou bel et bien du Rodrigo García en 2023 ? L’ancienne terreur des scènes subventionnées a-t-elle remballé la provoc’ pour rajeunir son audience ? Scène suivante, ce sont les ados qui pourraient s’y retrouver : en vidéo sur fond de scène, les vignettes d’une web-série/roman-photo s’enchaînent et tapent dans le gras. Rapports hommes-femmes, agression sexiste, vamps queers : les faits de société du moment traînent dans la boue. Retour sur scène : un robot-chien hi-tech amuse la galerie et tient compagnie au trio de performeurs. Ceux-ci bavassent en espagnol surtitré comme de sales gosses dans leur chambre un mercredi après-midi. Leur dialogue trahit pourtant un désenchantement d’adulte. En retraçant un faux vers de Shakespeare à travers les âges, ils s’en remettent à une condition universelle : quoiqu’on fasse, on demeure seuls à crever. Humour sale et nihilisme : pas de doute, Rodrigo García est à l’œuvre.
Il semble pourtant loin le temps où l’Hispano-argentin agitait jusqu’aux médias mainstream et blindait les grandes salles sur plusieurs semaines. Tournant 2010, ça se fightait à poil dans la bouffe, ça tondait des femmes, ça tranchait des homards vivants, ça faisait l’hélico avec la bite, et ça réglait son compte à la sociedad de consumo à longueur de texte. Même Civitas et les cathos sont descendus dans la rue pour lui faire la peau – seul le butt-plug de McCarthy s’est attiré une telle hostilité depuis. Quelques années et un passage (chaotique) à la tête d’un CDN plus tard, l’ancien pubard se fait rare et ses productions menues. Sans doute que l’outrance performative et l’agit-prop d’anar de droite font moins recette. García lui-même s’en est peut-être lassé : son verbe s’est chargé d’un fatalisme existentiel et son théâtre est plus décousu, moins lisible. Restent ses formes plastiques, inégales, parfois franchement dépassées, qu’il dégaine avec une nonchalance telle que cela n’a plus grande importance. Cet anachronisme participe même au charme amer de ces créations de peu, égrainées comme des notes de bas de page avant le big bang – ou le suicide.
D’enfant terrible à sale gosse sur le retour
Jésus est sur Tinder mijote donc dans l’impureté d’une suite d’actions dont les plus faibles sont compensées par les humeurs électriques d’un guitariste live en plateau. Ici des séquences chorégraphiées un peu molles, là de l’ASMR avec des chips, ailleurs un solo en combi dorée sur Lolita d’Alizée, ou une allégorie digne d’une première année aux Beaux-Arts (haches et perruques à la main, un couple nu s’étreint ou s’affronte). La sauce est légère, mais García la relève en rafraichissant sa formule. Le metteur en scène a troqué ses performeurs poids lourds d’antan pour un casting de jeunes rayonnant d’insouciance et de malice. À la posture de puissance qui régnait dans ses anciennes pièces se substitue une vigueur espiègle, en harmonie avec la veine infantile ici exploitée. Car Jésus charrie des souvenirs d’onanisme juvénile, multiplie les voix de gosses en playback et ne lésine pas sur les visuels bubblegum. Le Schtroumpf grincheux du capitalisme tardif aurait-il la cinquantaine nostalgique ?
Possible, mais il ne sucre pas encore les fraises. Du développement personnel à la gym (autre forme de BDSM selon lui), son dégoût du quotidien moderne est toujours aussi viscéral. Et ses punch-lines aussi : « la connaissance se transmet, pas l’imagination », « on parle des nourritures de la pensée, jamais des déjections ». Plus goguenard : « Montre-moi tes enfants en photo de profil Whatsapp, je te dirai qui tu es. » Enfin, option woke-baiting : « Une stripteaseuse et plus intéressante qu’une footballeuse. » Son mauvais esprit a la peau dure et salit tout. Il est aussi, plus que jamais, l’avers d’un désespoir millénaire. Car derrière ce fiel, c’est une déception de l’existence et une soif inconsolable de poésie qui luisent et électrisent ce patchwork brinquebalant mais poignant. D’un côté, la triviale cruauté du monde réel, de l’autre, les idées noires et le chaos d’une pensée négative. Puis, au milieu, la vitalité insolente et la candeur bête et méchante de la jeunesse. En dressant cette triomphante trinité malgré son immense imperfection, Jésus est sur Tinder (swipe à droite ou à gauche ?) s’avère plus rassérénant que tant d’autres formes abouties qui nous condamnent à de conciliantes platitudes.
Jésus est sur Tinder de Rodrigo García a été présenté les 11 et 12 octobre au Théâtre des Calanques dans le cadre du festival Actoral, Marseille
⇢ les 24 et 25 novembre au Phénix, Valenciennes, dans le cadre du Next Festival
⇢ les 28 et 29 novembre à Bonlieu, Annecy
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