À Taipei est installé un énigmatique « bureau français ». Non loin, un « bureau commercial du Canada » occupe l’étage d’une tour. Tout ça pour ne pas dire « ambassade ». Depuis son éviction du Conseil des Nations-Unies en 1971 au profit de la République populaire de Chine, l’île de Taïwan s’est vidée de ses représentations officielles, remplacées par de discrètes antennes diplomatiques. Jouant aux équilibristes, les chancelleries internationales gardent contact avec l’île en veillant de ne pas froisser la seconde puissance économique mondiale. Pour embrasser ce réel géopolitique et ses conséquences, le Suisse Stefan Kaegi rassemble à nouveau un casting de protagonistes baignés dans les faits réels : un ancien ambassadeur, une artiste militante et une musicienne héritière d’une firme de bubble tea. Comédiens ou civils ? Comme toujours, Rimini Protokoll entretient le doute. Qu’importe : il n’en faut pas plus pour établir sur scène une ambassade taïwanaise éphémère, l’occasion d’échanger et de spéculer sur une entente, le temps d’un spectacle.
Que les anxieux des spectacles interactifs se rassurent : cette nouvelle création du collectif expert en immersion documentaire est moins intrusive que les précédentes. Certes, le premier rang est filmé de près et on nous demande de porter des lampions un moment, mais ça s’arrête là. Le dispositif n’a pas besoin de notre participation pour générer un sentiment de proximité. À gauche de la scène, la musicienne Debby Szu-Ya Wang joue des percussions sur des bouteilles en plastique made in Taïwan. En son centre, David Wu, ambassadeur à la retraite, éclaire l’histoire politique du pays à coup d’anecdotes. Tout à droite, la militante Chiayo Kuo fait des collages avec des images détourées, projetés simultanément en fond de scène ou sur une télé qui lui sert de dossier. Depuis la chute de Tchang Kaï-chek – dictateur exilé du continent avec les millions de militaires anti-Mao –, Taïwan compose avec l'expansionnisme de son voisin communiste. Le petit état cherche encore un terrain d’entente entre sa population radicalement anti-Pékin et une élite économique tentée par le compromis, voire la compromission. Pour traduire l’intrication du pays, Ceci n’est pas une ambassade choisit le collage, le bricolage, en clin d’œil au tortueux destin de l’île.
Vous avez dit « nation » ?
En France, on aime raconter que le clash des clashs, serait celui entre les wokes et les pas-wokes, qu’il s’agirait même d’un clash de civilisation. Sur les plateaux télé, ils sont obsédés par une question : qu’est ce qui fait une identité nationale ? À Taïwan, c’est la même. Pour rendre compte de la mosaïque éthnico-religieuse de l’île, Stefan Kaegi a pris soin de réunir trois citoyens d’allégeances spirituelles distinctes. Et puis apparait, sur écran, un diplomate représentant des aborigènes de l’île avec un message de paix pour l’ambassade fictive. « Ah oui, c’est vrai, il y a eux aussi, » pense-t-on honteusement. Pendant ce temps clignote deux symboles en fond de scène. On y lit alternativement « peut-être » et « nation ». Deux signes qui, une fois réunis en un seul pictogramme, composent le mot : « Taïwan ». Ne reste plus qu’à les faire briller conjointement.
Comment donc résister à l’impérialisme quand on est un tout petit pays où personne n’est d’accord ? En s’accordant, même si ce n’est pas gagné. Entre les deux jeunes femmes et l’ancien ambassadeur, c’est le choc générationnel. Si David Wu croit à un rapprochement avec la Chine, les deux autres craignent la restriction des droits qui en découlerait. Quant à elle, Chiayo Kuo se réconcilie encore pas à pas avec une culture chinoise qu’elle a longtemps rejetée. Pour que personne ne se coupe la parole, Stefan Kaegi a équipé nos débatteurs de panneaux sans équivoque : sur l’un « je suis d’accord », sur l’autre « je ne suis pas d’accord ». Plus qu’une ambassade c’est donc un forum populaire qu’a ouvert le metteur en scène, pour rêver d’une nation qui conviendrait à tout le monde. Et c’est là la force de ses formes documentaires : tenter une action sur le réel tout en rendant sensible la complexité d’une société, en l’occurrence taïwanaise, en chemin vers la souveraineté. À la fin, Ceci n’est pas une ambassade, certes, mais on aimerait bien que ça en soit une.
Ceci n'est pas une ambassade de Rimini Protokoll sera présenté du 14 au 17 novembre dans le cadre du Festival d'Automne à la MC93
⇢ du 4 au 5 décembre 2024 au Lieu Unique, Nantes
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