Campée en pleine lumière, une infirmière en tenue de travail grille une cigarette. Derrière elle, un monticule de plâtre blanc barre la moitié du plateau. De part et d'autre de la scène, deux lits médicalisés et un pied à perfusion achèvent implacablement ce tableau d'hôpital. Circa 2000 : quelque part au Portugal, Rogério Rodrigues se tient au crépuscule de son existence. C’est le père du metteur en scène Tiago Rodrigues, par ailleurs directeur du Festival d’Avignon. Depuis sa chambre d'hôpital – nous raconte la nurse –, le paternel noircit les pages d’un petit carnet. Avec l’épure et la précision qui font sa signature, l’homme de théâtre portugais se rappelle à sa place de fils. C’est aussi ici, dans cette ultime station avant la fin, que deux comédiennes dégainent barbes et moustaches postiches pour rejouer les derniers échanges entre les deux hommes. Guidées par la constance rassurante d’un live de guitare, ces saynètes en chambre blanche racontent le lien filial entre les mots, les regards et surtout les silences. Allongé sur son lit, le patriarche taquine, charrie ce grand bonhomme à qui il refuse irrémédiablement de ne plus tout à fait être un enfant. Agrippé à son petit carnet, le vieillard, journaliste de carrière, le promet : ce reportage sera le dernier.

Et pourtant, de reportage, il n’y en aura plus, du moins sur le papier. Lorsqu’il hérite du petit calepin à la mort de son père, Tiago Rodrigues n’y découvre rien d'autre que des ratures et des gribouillages. Dans ce carnet, il y avait tout, affirme No Yogurt for the Dead – sixième volet du cycle Histoire(s) du théâtre à l’initiative du Suisse Milo Rau. Preuve en est cette soliste lisboète à la présence magnétique, apparue au détour d’un terrain d’enquête pour délivrer de sa voix chaude un puissant solo de fado. Preuve encore, cette danseuse à froufrous, invoquée par les seuls mots du reporter. Coupée de la brutalité du réel par les remparts de la musique, la pièce de Tiago Rodrigues nous invite avec précaution à entrer dans le monde des souvenirs et à y rendre poésie et dignité aux vivants qui ne sont plus. L’auteur et metteur en scène lisboète taille sous nos yeux, à même la peine, un refuge hospitalier à nos pertes, nos craintes et nos pudeurs. Voyage délicat jusqu’au noir complet, cette Histoire du théâtre supplémentaire réussit le tour de force de nous en faire oublier qu’elle n’est pas cosignée par son principal protagoniste. Plus encore, elle dépasse l’histoire singulière pour offrir un écrin de douceur où il semble soutenable, aujourd’hui ou demain, de se dire au revoir.
No Yogurt for the Dead - Histoire du théâtre VI de Tiago Rodrigues a été présenté du 23 janvier au 1er février au NTGent, Gand (Belgique)
⇢ les 27 et 28 février au Théâtre Circo, Braga (Portugal)
⇢ du 28 mai au 1er juin aux Wiener Festwochen, Vienne (Autriche)
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