À prendre le titre au sens littéral, Antigone en Amazonie aurait pu n’être qu’une simple transposition fictionnelle de la pièce de Sophocle dans un contexte brésilien gangréné par son passé colonial, ses années de dictature et la déforestation criminelle menée manu militari sous Bolsonaro. La proposition aurait été efficace, tant l’opposition entre deux essences de la justice – principes transcendants divins ou moraux vs lois humaines – qui fait la tension dramaturgique d’Antigone est devenue une grille de lecture efficace pour comprendre le monde contemporain. Mais il y aurait eu là une petite facilité. Voire, pire, une forme d’extractivisme culturel : ou comment capitaliser sur la puissance symbolique des luttes autochtones et de celles du Mouvement des sans-terre pour lifter un mythe passé de mode. Et produire, in fine, une belle petite pièce inoffensive destinée à soulager la culpabilité politique du public européen.
Tel n’est pas le style du plus marxiste des metteurs en scène contemporains du continent. « Il n’y a pas de produit, juste de la production » : conçues sur des systèmes de mise en abyme, les pièces de Milo Rau ne racontent pas d’autres histoires que celle de leur conception et se construisent à mesure qu’elles mettent leurs coulisses à nu. Antigone en Amazonie n’échappe pas à la règle. Ce qui nous est conté sur scène est donc avant tout l’histoire d’une rencontre, celle de comédiens du NTGent et de membres du Mouvement des sans-terre (MST), organisation populaire brésilienne qui lutte depuis 1985 contre l’accaparement foncier de quelques grandes familles propriétaires de latifundia. De là naissent plusieurs réalités. D’abord, une première manifestation, pensée pour le Brésil : le reenactment façon agit-prop du massacre de militants du MST perpétré par les forces de l’ordre en 1996, et le tournage de quelques scènes d’Antigone triées sur le volet avec des comédiens locaux. Puis, dans un second temps, la pièce qui nous est donnée à voir où, réinjectée sous la forme de courts-métrages, l’expérience brésilienne devient un matériau scénique.
Plutôt que de s’instrumentaliser réciproquement, ces réalités entrent en dialogue et se donnent de la puissance. Antigone n’est pas prétexte à parler de la situation brésilienne, ni inversement. Et c’est uniquement parce que l’équipe de Liège a prêté, le temps d’une manifestation, sa force symbolique au combat toujours d’actualité du MST, qu’il peut en retour présenter ce dernier sur scène. Don, contre don. Mais il y a plus encore : ici, comme là-bas, tout le monde a droit au jeu, et tout le monde joue depuis ce qu’il est. Les opprimés ne sont pas simplement invités sur scène comme matière documentaire quand seuls les privilégiés peuvent se payer le luxe de la fiction. Ici, en plateau, Federico Araujo est à la fois Polynice, acteur brésilien et membre d’une communauté LGBTQI+ exposée aux pires violences. Gracinha Donato est à la fois Ismène et native d’un « quilombo », communauté héritière de l’histoire du marronnage et de la fuite des esclaves. Arne de Tremerie est tout autant Hémon qu’un acteur belge craignant d’être pris dans un « complexe de culpabilité déguisé en activisme ». Enfin, Kay Sara est Antigone, et actrice, et militante des droits autochtones.
Dans cet espace théâtral qui ne refuse pas la représentation, mais l’illusion qui lui est intimement liée, tout est, jusqu’au vertige, absolument faux et terriblement vrai à la fois. Reste néanmoins un mystère : comment, dans cet univers ultra intellectualisé et rationalisé, l’émotion parvient-elle, malgré tout, à opérer des effractions brutales ?
Antigone en Amazonie de Milo Rau a été présenté du 25 au 28 octobre au Théâtre des Célestins, Lyon, dans le cadre du festival Sens interdits
⇢ du 6 au 9 décembre à La Villette, Paris
⇢ du 19 au 22 juin 2024 au Théâtre Vidy-Lausanne
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