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Vous vous dites incapable de traiter de sujets extérieurs au théâtre. Pour autant, en décortiquant le médium théâtral – son histoire, son rôle social –, votre travail ne se connecte-t-il pas avec tout ce qui fait société ? 


Je me sens incapable de produire un théâtre « à thèmes ». Et je me méfie de la façon dont la matrice culturelle nous enjoint à produire des objets thématiques directement identifiables. Il n’importe plus vraiment que ces « thèmes » soient ou non métabolisés par la scène : le storytelling qui précède certains spectacles est tel qu’il nous décharge quasiment d’aller les voir. Or, si je travaille le théâtre par le théâtre, c’est qu’à mes yeux le « sujet-théâtre » – par son dispositif, son organisation, sa division du travail, sa générosité, ses violences –, est déjà signifiant. Et que le théâtre n’est peut-être jamais plus légitime pour parler du monde que lorsqu’il s’intéresse à sa propre organisation.


Cette obsession pour le dispositif théâtral découle également de mon refus d’exercer le métier de scénographe pour lequel j’ai été formé. Quand j’étais étudiant, la scénographie, c’était le rêve : littéralement celui de la fabrication des spectacles. Mais j’ai été rapidement désillusionné par le gaspillage matériel lié à la création de décors. Je me souviens par exemple avoir vu des ouvriers qualifiés se bousiller les bronches à laquer des surfaces immenses de parquet de scène, qui se retrouveraient découpées en cales-portes quelques mois plus tard. Ce genre de visions absurdes m’a poussé à abandonner l’idée de produire des objets pour la scène. Depuis 2015, mes spectacles explorent donc le théâtre dans sa forme la plus simple, en s’étonnant du dispositif théâtral lui-même plutôt que de chercher à le décorer ou à l’encombrer.



L’aridité de ce que vous proposez sur scène est pourtant contrebalancée par une vraie générosité : vous proposez de vivre, ensemble, avec peu de choses, le petit miracle du théâtre dans sa forme la plus nue.


Il y a la générosité, mais il y a la douceur aussi. En assistant au filage de mon tout premier spectacle, Pièces courtes 1-9 en 2015, j’ai réalisé que je faisais un théâtre très doux : pas d’emphase ou de puissance théâtrale affirmée, un rapport à l’hybris très modéré, des actions souvent modestes et peu efficaces sur le plan spectaculaire. Puis j’ai compris que cette « douceur » pouvait provoquer des réactions outrées. Lors d’une des premières représentations, entre deux de ces courtes pièces – des « tâches » performées en silence –, une spectatrice est montée sur scène et a interrompu le spectacle pendant presque vingt minutes en insultant tout le monde : les acteurs, le public, l’institution, la représentation. Et ça a été pour moi une satisfaction d’entrevoir que cette douceur pouvait devenir une machine enragée. Depuis que mes spectacles sont plus « affirmatifs », ils sont aussi plus généreux dans leur rhétorique et leur adresse : il est important que le public puisse aimer les interprètes qui sont sur scène. Si on les aime, on veut les comprendre.



Okina de Maxime Kurvers © Yves Bittar




Malgré cela, votre travail est souvent perçu comme un « théâtre de recherche » ou « de spécialistes ». Et ce sont précisément ces franges-là de la création qui sont les plus visées lorsque le soutien à la création est menacé. Comment résister à cette soumission ? 


Quand j’ai commencé à travailler dans le théâtre, je l’ai fait avec le sentiment d’arriver au carrefour de plusieurs fins : fin de la décentralisation culturelle, fin du théâtre post-dramatique, fin de certaines œuvres (Pina Bausch, Claude Régy). Et c’est ce vertige de fin de séquence qui a engendré ces travaux sur l’histoire du théâtre. J’ajoute à ce vertige une idée désormais dévaluée du théâtre, dans un contexte où les services publics sont annoncés comme obsolètes, outranciers, iniques, inutiles et qu’ordre est donné de les privatiser.


Le vrai problème ça n’est donc pas celui de la chapelle « théâtre de recherche » – qui depuis que je la fréquente a toujours pris des coups –, mais le processus de prolétarisation imposé sans état d’âme aux travailleur·euses du théâtre de service public dans son ensemble. Pour l’instant, je ne vois que trois solutions : la première, aller directement vendre ses spectacles à Hermès ou Van Cleef & Arpels – mais sur ce point j’ai fait vœu de pauvreté. La deuxième, faire sécession, et par sécession j’entends : ne plus produire d’art et aller plutôt faire de l’agriculture, ce que je n’exclue pas. La dernière : affirmer qu’on meurt de solitude et essayer de trouver encore un endroit pour ne pas être seuls.



Okina de Maxime Kurvers © Yves Bittar




Tout votre travail porte sur l’évolution de la fonction du théâtre dans nos sociétés à travers les âges. Fort de cette connaissance, qu’observez-vous de notre rapport contemporain aux arts de la scène ? 


D’un point de vue « culturel », le théâtre est devenu un fétiche pour une élite culturelle largement déculturée. Et c’est cette même élite qui émet, avec beaucoup de misologie, des accusations ahurissantes d’élitisme pour ne pas avoir à justifier leur façon de penser par le bas la question du « public » – ou des « territoires » ou de « la vie des gens ».


Mais le théâtre que l’on connaît aujourd’hui peut changer : chaque époque trouve un chemin pour y inventer son art – et dans le même battement, sa révolte. Face à une époque qui annonce et performe la catastrophe, il n’y a pas de raison que le théâtre – qui devient par conséquence un théâtre de l’effondrement – n’ait à embrasser les nouvelles peurs, les nouvelles croyances, les nouveaux espoirs que cet effondrement nous amène. C’est pourquoi je m’intéresse, avec Okina par exemple, à ces formes de théâtres vernaculaires et utilitaires, renvoyant le plus souvent ses interprètes à divers cercles de superstitions, de croyances agricoles ou de négociations avec la nature.



Okina de Maxime Kurvers © Yves Bittar



Votre spectacle actuel, Okina, est la réactivation d’une pièce japonaise du XVe siècle qui revêtait en son temps une dimension sacrée. Quel sens un rituel si ancien peut-il prendre quand on le joue aujourd’hui, en France ? 


Cette pièce conserve une place à part au Japon et embrasse toujours ses fonction rituelles et purificatrices. Elle a par exemple été jouée pendant la pandémie de Covid ou encore en 2021 pour la commémoration décennale de l’accident nucléaire de Fukushima. Sa forme aussi la distingue : elle n’a pas de script narratif mais présente une suite de danses. On la surnomme d’ailleurs « la pièce de nô qui n’en est pas une ». Ses gestes s’inspirent de rites agraires où l’on foulait le sol pour faire remonter les semences enfouies sous le gel hivernal : il en allait de la prospérité des récoltes à venir. Et par la façon dont ces acteurs du XVe siècle ont syncrétisé des rites très anciens avec des enjeux d’ordre esthétiques, c’est aussi la pièce qui formalise une naissance du théâtre comme art. Mais si les gestes d’Okina ont encore une fonction curative au Japon, ce rapport au théâtre n’est en Europe plus vraiment possible. Pourtant, en la convoquant, j’en appelle à notre capacité à raviver ce type de croyance théâtrale. Ça n’est pas forcément quelque chose de mystique, mais plutôt un chemin possible pour l’art de s’opposer à l’idée même de catastrophe.



 Okina de Maxime Kurvers, les 24 et 24 janvier dans le cadre du festival Bruit au Théâtre de l’Aquarium, Paris ; les 31 janvier et 1er février dans le cadre du festival Ici & Là au Théâtre Garonne, Toulouse ; les 20 et 21 mars dans le cadre du festival Conversations au CNDC-Angers


⇢ 4 questions à Yoshi Oida de Maxime Kurvers, les 4 et 5 mars au TU-Nantes ; le 23 mars aux Bouffes du Nord, Paris ; les 2 et 3 avril à la Maison de la culture d’Amiens


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