Faut-il « avoir la ref’ » pour apprécier un spectacle ? La question s’est posée bien avant d’être assis dans la salle, assortie d’un certain embarras de n’avoir jamais vue la comédie musicale Cats, à laquelle Marlène Saldana et Jonathan Drouet font un clin d’œil dans leur nouvelle création. La première scène apporte un répit temporaire. Éclairant progressivement le plateau, les lumières découvrent une tribu de onze félins humains en tenue d’apparat. Bien occupés, qui à des gratouillis d’oreille, qui à parfaire son pelage la patte en l’air, qui à se pavaner, iels miaulent en canon un air familier, déclenchant l’hilarité générale.
Mais quand Alina Arshi aka Lapis Lazuli se lance dans son solo – chaque interprète aura le sien, taillé sur mesure – la question initiale revient au galop, puissance 3 000. Replongeant aux origines inégalitaires des sociétés humaines, cette première chanson, mise bout à bout avec les suivantes, finit par condenser et cartographier l’intégralité de la pensée politique contestataire à la mode. On retrouve dans les crédits les figures de l’anthropologue anarchiste David Graeber, de la philosophe des sciences Donna Haraway ou de la science-fiction militante Alain Damasio. Mais on jurerait, un peu interloqué (peut-être à tort), voir aussi passer d’autres fantômes. Et ça fait beaucoup de gros mots pour un seul spectacle.
Si la réception ne ploie pas sous le poids de cette densité conceptuelle, c’est que Les chats (ou ceux qui frappent et qui sont frappés) progresse ingénieusement dans un rythme de balancier. Celui-ci est d’ailleurs souligné par le tableau final pensé par Théo Mercier – trois mobiles géants descendent des cintres, oscillant façon métronome. Ces chants ultra-intellos sont ainsi en permanence contrebalancés par des danses d’amour, d’extraordinaires états de corps, une douce ambiance de soin réciproque, une légendaire séquence de karaoké kawaï et des gags antifascistes très savoureux. Voyez-vous, ces chats-là ne sont pas n’importe qui : ils appartiennent à la tribu de « Maman Le Pen », fraîchement installée à l’Élysée.
Alors pardon d’y revenir encore, mais le grincement persiste. Sous ses apparences un peu pénibles de « sujet bac philo », la question de l’accumulation de références dans un spectacle soulève moins un enjeu de compréhension – et encore faut-il être beaucoup allé au théâtre pour accepter que l’important n’est pas de tout y comprendre – que de clan. Effet de première parisienne ? Les rires côté public ont un arrière-goût un peu amer d’appartenance, jusqu’à ce qu’ils soient trop assumés pour ne pas nous tendre un miroir. Et nous voilà le cul entre deux chaises : convoquer le club des gros cerveaux, premier ou second degré ? Qui est le moqueur, qui est le moqué ? Devant ces Chats, s’agit-il de communier collectivement dans la certitude d’avoir coché toutes les cases et d’être du bon côté de l’histoire, ou de se prendre dans la gueule les effets politiques délétères de se sentir si bien dans notre entre soi ?
Ce qui se joue là, par effets de glissements, est encore plus vertigineux. Face à la menace bien concrète du « patriarco-carbo-fascisme », comment le milieu culturel peut-il tenir une position extrêmement claire et intransigeante, sans laisser sur le bord de la route ceux qui n’ont pas encore tous les outils pour faire le chemin jusque-là ? Vous en conviendrez, c’est un peu lourd à porter pour des interprètes chats, deux metteurs en scène et une critique. Alors à vos stylos : vous avez deux heures et la calculatrice est interdite.
Les chats (ou ceux qui frappent ou sont frappés) de Marlène Saldana et Jonathan Drillet a été présenté du 7 au 11 janvier à Chaillot, Paris
⇢ les 27 et 28 mars à la MC2, Grenoble
⇢ les 3 et 4 avril à la Maison de la Danse, Lyon, dans le cadre du Festival Transforme
⇢ du 10 au 12 avril à la MC93, Bobigny
⇢ le 26 avril à Charleroi danse (Belgique)
⇢ les 27 et 28 mai au TNB, Rennes
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