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L’ambiance pourrait être celle d’une agora dans un festival de philosophie pop. Pas de scène mais un forum cosy taillé dans du bois doux. Quatre intervenants siègent en son centre, surplombés par le public. Entre eux la conversation s’engage comme si elle était déjà en cours. L’un d’eux, Autrichien, s’est pris d’une mission donquichottesque : synthétiser la connaissance humaine sur des plaques de céramique qu’il stocke au fond d’une mine de sel – son projet, Memory of mankind, donne son nom à la pièce. Petit poucet des civilisations à venir, cet archiviste autodidacte a semé des micro-cartographies sur jeton pour géolocaliser le trésor – sait-on jamais. Face à lui, un archéologue œuvre à reconstituer une histoire queer mais les sources manquent ou plutôt les a-t-on sciemment écartées. Pourquoi ne pas les fabriquer soi-même ? Il ne l’exclut pas. Enfin, les deux derniers protagonistes, un couple, vivent sous la menace d’un blackout chez l’un d’eux, amnésique chronique. À sa compagne donc d’être garante de sa mémoire en cas de récidive.


Ces histoires sont vraies mais ces échanges ne le sont pas. C’est la signature de Marcus Lindeen, journaliste radio devenu metteur en scène, et Marianne Ségol-Samoy, traductrice et dramaturge. Délibérément factice, leur docu-théâtre découle d’entretiens remaniés sous une forme dialoguée. Changement d’identité, rêveurs compulsifs, « retransition sexuelle », et aujourd’hui fabrication des récits : pour creuser ces thématiques, le duo relie des bouts de vie hors du commun. Des semi-amateurs les incarnent, guidés à l’oreillette. Leur ton donne dans le « faux naturel », un cachet impersonnel qui sied bien à l’entreprise – même s’il jure quelque peu. Certains de ces comédiens improvisés sont personnellement impliqués dans le sujet de la pièce – ici, l’archéologue est incarné par Axel Ravier, chercheur militant dans le civil. D’autres ne le sont pas – le mari amnésique est campé par une figure historique du rap hexagonal, Driver, pour ceux qui le reconnaîtraient.


Ce casting insolite et cette neutralité théâtro-journalistique sont-ils suspects ? Lindeen et Ségol-Samoy nous baladeraient-ils comme Rimini Protokoll ou Superamas, ces pros du canular socio-scientifique sur scène ? Qu’on se rassure : l’entourloupe du tandem opère à des degrés moindres. Leur créneau : l’impartialité. Ici personne n’est jugé et les béances morales ou politiques qu’ouvrent certains témoignages sont laissées à l’appréciation de chacun. Quant à la proximité spatiale, elle n’engage qu’une empathie modérée pour ces intervenants qu’on ne nommera jamais – une distance, un froid demeurent. L’homme amnésique est dépendant de la bonne foi de sa compagne : peut-on soupçonner qu’elle abuse de la situation ? Mentir au nom d’une cause, aussi noble soit-elle, n’est-ce pas la porte ouverte à toutes les falsifications ? Et surtout, au nom de quoi s’autoproclame-t-on conservateur du patrimoine immatériel de l’humanité ?


On l’a compris : la mémoire est un muscle faillible et l’histoire une science perfectible. Autour de ces deux postulats, Memory of mankind distribue énigmes insolubles ou réflexions plus scolaires sur la base d’opinions et d’anecdotes. Et c’est là la limite et la force tranquille de ce travail d’artistes-chercheurs. Les dilemmes que remuent ces fun facts relèvent d’une gravité en rupture avec la concorde affable qui règne dans ces conversations trafiquées. Un contraste sans doute délibéré et entretenu par des tics médiatiques – breaks vidéo, virgules radiophoniques. Depuis cet écrin feutré, pourtant, l’expérience alimente un trouble sur les dynamiques de pouvoir qui déterminent notre vérité, notre passé, notre réalité – notre crédulité ? D’autant que, paraît-il, « l’histoire est écrite par les vainqueurs », selon un funeste intellectuel collaborationniste. Et qui ceux-ci seront à l’avenir ?


Memory of mankind de Marcus Lindeen et Marianne Ségol a été présenté du 23 au 26 mai dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts au KVS Box, Bruxelles


⇢ du 7 au 9 janvier à la Comédie de Caen

⇢ du 22 au 24 janvier dans le cadre du festival Transforme à la Comédie de Clermont-Ferrand

⇢ les 5 et 6 février à la Comédie de Reims

⇢ du 8 au 11 avril au Nouveau Théâtre de Besançon

⇢ les 15 et 16 mai au Théâtre National de Bretagne, Rennes

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