Que faire de l’outil de sa propre oppression ? Le détruire – trop facile. Eisa Jocson et Venuri Perera ont d’autres ambitions : en faire une arme de contestation. Le coupable est le balai, symbole des travailleuses domestiques sud-asiatiques exploitées. Cheveux attachés, uniforme noir et tête baissée : sur scène, les deux performeuses se meuvent en ombres anonymes. Seul le bruit du frottement au sol signale leur présence. Ça et un autre détail : ce ne sont pas leurs mains qui pilotent les balais mais leurs cuisses. Vous l’aurez deviné : ces femmes-là sont des sorcières.
En 2007 au Mexique, 600 jeunes filles d’un pensionnat catholique perdent l’usage de leurs jambes pendant plusieurs mois. C’est un des nombreux cas de psychose collective recensés par la chercheuse espagnole Laia Abril dans sa récente exposition Mass Hysteria au BAL à Paris. Longtemps minimisé par une pseudo-science misogyne, le phénomène a été diagnostiqué sur le tard comme une réponse somatique à un système d’oppression visant spécifiquement les femmes. Ce qui se passe dans Magic Maids de Jocson et Perera relève du même symptôme. À mi-parcours, les deux comédiennes s’écroulent dans un rugissant fou rire. La scène est éclairée d’une lumière rouge tamisée lui conférant une ambiance mystique et inquiétante. Une fois rétablies, leurs balais fermement saisis entre leurs cuisses, les performeuses sont prises d’une frénésie façon derviche. Est-ce là l’étape ultime de leur métamorphose en sorcières ?
Les lumières se rallument et la folie prend fin. L’une des danseuses souffle à un spectateur : « Est-ce que vous avez une Sri Lankaise ? », comme cela se dit entre grands bourgeois. Les rires se font polis. L’interprète insiste jusqu’à obtenir un hochement de tête gêné. Loin d’être découragé par ce public incommodé, le duo s’engouffre dans cette saynète satirique, alternant entre racolage commercial nauséabond pour vendre les services d’une « Sri Lankaise » ou d’une « Philippine » et récits de féminicides macabres. À l’arrivée, la force de Magic Maids réside moins dans ses tableaux dansés que dans cet interlude.
En convoquant la figure de la sorcière ou des travailleuses domestiques en révolte, Perera et Jocson s’inscrivent dans le champ déjà bien occupé du féminisme décolonial. Les sorcières, l’essayiste suisse Mona Chollet en a déjà établi la puissance insurrectionnelle dans un ouvrage référence. Quant aux femmes de ménage, la philosophe militante Françoise Vergès les tient pour le symbole de l’exploitation capitaliste – la metteuse en scène Rebecca Chaillon en a fait le point de départ d’un de ses spectacles coups de poing. Mais si Magic Maids la joue plus soft, son propos est loin d’être anecdotique. Pour preuve : la réaction de ce bon public blanc des arts vivants confronté à ses vieux réflexes coloniaux. D’où vient son malaise face à ces corps féminins racisés en révolte ? Dans un ultime accès de folie, le duo grogne, rit, rampe ou sautille. Si selon Abril cette « folie » est une réponse inconsciente à l’oppression, pour le duo elle est acte de résistance. Femmes de ménage, suffragettes ou sorcières : même combat contre le patriarcat.
Magic maids de Eisa Jocson et Venuri Perera a été présenté du 14 au 16 mars à l’Arsenic, Lausanne
⇢ les 20 et 21 mars au Maillon, Strasbourg
⇢ les 25 et 26 mars dans le cadre du festival Arts & Humanités à Points Communs, Cergy
⇢ le 29 mars à La Briqueterie, Vitry-sur-Seine
⇢ les 22 et 23 mai au SPRING Festival, Utrecht (Pays-Bas)
Lire aussi
-
Chargement...