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Arrestation, garde-à-vue, tribunal, sentence, le tout en moins de 48h : la comparution immédiate est une procédure bien huilée qui permet de « rendre justice » de manière expéditive et industrielle, lors d’une audience qui synthétise à elle seule toute la violence de l’institution. Pendant deux ans, Lorraine de Sagazan et l’écrivain Guillaume Poix ont traîné dans les tribunaux, observé cette mécanique, rencontré les acteurs – magistrats, prévenus, avocats, surveillants pénitentiaires – de la réalité judiciaire. De cette expérience est né Léviathan, dernier volet du cycle sur la « réparation » que la metteure en scène a entamé en 2020. Une tentative, ancrée dans une démarche documentaire rigoureuse, d’exposer sur scène les dysfonctionnements d'un système méconnu du grand public. 


À gauche, deux rangées de chaises : le public. À droite, un long bureau aux faux airs de Cène : la Cour. Au centre, un espace dégagé où gesticulent des individus en robe noire : les avocats en pleine plaidoirie. Lorraine de Sagazan reproduit sobrement au plateau la théâtralité d’une salle d’audience, à quelques différences près : ce tribunal est installé au coeur d’un cirque à l’abandon, sous une tente de fortune où la poussière, la terre et la fumée s’emparent de l’espace. Autant de stratégies plastiques qui assoient l’idée selon laquelle la Justice est un spectacle en soi. La pièce s’ouvre avec la procureure, brillamment incarnée par Victoria Quesnel, immobile pendant les vingt premières minutes. Le sentiment de malaise s’installe très vite. Les personnages, hommes et femmes confondus, visages dissimulés sous des masques, n’ont que leurs yeux et leurs bouches pour exprimer une quelconque émotion. Ces pantins désarticulés, à mi-chemin entre des marionnettes figées et des poupées de chiffons jetées au sol, déstabilisent tant ils brouillent les frontières : entre fiction et réalité, transparence et simulacre, humain et machine.

 

Réparer l’irréparable ?


Le langage, élément central des procédures judiciaires, devient ici matière première. Les retranscriptions des procès, les improvisations des comédiens, tout cela se superpose pour créer une « masse invisible » qui soutient le spectacle, mais n'apparaît que partiellement à l'œil du spectateur. La structure de la pièce est organisée en une série de séquences brèves, brutales : quatre comparutions immédiates se succèdent à la barre. Le seul comédien non masqué joue le rôle clef du témoin. Assis sur une chaise en bord de scène, il s’adresse directement au public pour exposer les rouages implacables de la loi : depuis 2003, ces jugements expéditifs prennent en charge des « petits » et flagrants délits. La sentence tombe : six, huit, voire douze mois de prison pour un vol à l’étalage, une conduite sans casque ni permis, ou une insulte à une policière. En 20 minutes, un destin est scellé par un.e juge épuisé.e.

 

Très habilement et sans chercher à résoudre la violence à l’œuvre dans les institutions, cette pièce confronte à la question de l’utilité publique du théâtre : peut-il être un lieu de réparation ? Chez Lorraine de Sagazan, il s’agit d’un espace hétérotopique – un espace concret capable d’accueillir une utopie – où les récits douloureux et les injustices trouvent a minima un lieu d'expression. Léviathan, dont le titre s’inspire du livre éponyme de Thomas Hobbes publié en 1651, secoue. Là où le philosophe conceptualisait la société des humains, violents par essence selon lui, nécessairement subordonnée à un pouvoir répressif, la pièce de Lorraine de Sagazan met en lumière les failles contemporaines et bien réelles d’un tel système – déshumanisant et pourtant fabriqué, incarné et appliqué par des humains –, et son lot de démons. 


Léviathan de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix, a été présentée du 15 au 21 juillet au festival d’Avignon 


--> du 13 au 16 novembre au TNB, Rennes

--> du 2 au 23 mai à l'Odéon, Paris

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