En passant la porte de la salle, vous faîtes un saut dans le temps de 87 ans. Vous aurez troqué votre nationalité pour une appartenance à un bassin versant et à une communauté. Choisirez-vous celle du bras de la montagne, du bras de l’eau ou de la forêt ? Dans Les Enfants du Rhône, la catastrophe a déjà eu lieu, précipitant la reconfiguration éco-politique du monde. Les humains ont abandonné l’extractivisme et l’exploitation pour le soin, les animaux sont devenus leurs égaux, des espèces végétales disparues ont été réintégrées. Le nomadisme est redevenu un mode de vie pour certains. Les organisations sociales se sont horizontalisées et démultipliées – zones autonomes, cité libre ou simples groupes de travail –, et leurs représentants sont tirés au sort. La technologie aussi s’est ensauvagée : Internet roule au mycélium. Quant au théâtre, en devenant des « terrâtres », ils sont enfin des lieux collectifs de rituels. D’ailleurs, c’est à l’un d’eux que vous êtes conviés ce soir : la commémoration funèbre de « Mère-mère », dernière ancêtre ayant connu « la guerre de l’eau ». Sous un arbre sacré en lévitation – le dernier des bouleaux –, le techno-mage et ses trois acolytes lancent la cérémonie.
« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». L’adage, souvent attribué au philosophe slovène Slavok Zizek, est désormais bien connu. Dans son sillage, intellectuels et artistes postulent que la crise multiple dans laquelle nous sommes englués serait, aussi, une crise de l’imaginaire. Une frange du spectacle vivant s’est alors donnée pour mission de créer de nouveaux mondes. Et il serait temps de porter un regard critique, moins sur cette tendance que sur les discours qui l’accompagnent et permettent, à peu de frais, de s’auto-proclamer politique tout en produisant des formes inoffensives.
Les Enfants du Rhône ne nous en donnera pas l’occasion tant Christophe Burgess et son équipe slaloment avec élégance entre les écueils du genre. Aussi documenté soit-il, le spectacle se garde d’illustrer quelque théorie qu’on aurait pu découvrir par soi-même dans un essai. Les réflexions sur les bassins versants comme échelle d’organisation écologique et les expériences de « Parlement plus qu’humain » sont ici métabolisées et irriguent la fiction sans l’écraser, nous offrant du grain à moudre plutôt que du prêt-à-penser. Et c’est toujours plus agréable d’aller au théâtre pour le théâtre et non pour se faire sermonner ou éduquer.

Pour autant, le politique est tout sauf évacué de ce petit monde matérialisé sous nos yeux. Comment s’organiser collectivement malgré les désaccords ? N’en déplaisent à certains, les conflits et les rapports de force font partie du jeu et la démocratie ne trouve pas dans le consensus sa forme la plus aboutie. Nos trois représentants élus du bras de la montagne, du bras de la forêt et du bras de l’eau transforment l’enterrement en assemblée représentative, et préfèrent exprimer plutôt que taire leurs divergences. Ce qui n’est pas rien dans un contexte où, suite aux terribles inondations qui ont marqué la région Suisse au Valais au printemps 2024, la question du réensauvagement du Rhône et de ses implications sociales (notamment pour les agriculteurs) se pose avec autant d’urgence.
Enfin, la proposition du RGB Project a pris soin de traiter la place du spectacle comme une question artistique à part entière. En découle un dispositif immersif et interactif qui nous invite à participer sans jamais nous y obliger ou trop nous exposer. Parmi ces acteurs qui se prennent moins au sérieux qu’ils ne prennent de plaisir à faire vivre leur fable, la joie est communicative. Et les occasions de glisser dans le merveilleux tout en gardant son sérieux sont devenues trop rares pour les bouder.
Les Enfants du Rhône de Christophe Burgess & RGB Project a été présenté du 24 janvier au 8 février au Grütli, Genève (Suisse)
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