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Vous présentez votre travail à Paris pendant que l’État d’Israël débute son invasion terrestre au Liban. Comment vous sentez-vous ?

 

Ma réponse risque d’être confuse car je suis évidemment quelque peu déconcerté. Pour être honnête, je n'éprouve pas véritablement l’envie d’être ici, de présenter et de parler de mon travail, mais je considère que cela revêt une importance significative. Les deux performances que je présente permettent de comprendre ce qui se passe dans la région, d’identifier tous les acteurs du conflit et les différentes coalitions en place. Air Pressure fonctionne comme un journal. La pièce comptabilise les intrusions aériennes d’Israël au Liban de 2007 à 2021. Elle est donc figée dans le temps mais continue de résonner toujours plus fort dans le présent, à mesure que la guerre s’accélère. L’interprétation que l’on peut en faire aujourd’hui peut s’avérer étrange, dissonante, voire déchirante. La performance comprend une minute de silence dédiée à Gaza. En 2021, ce silence rendait hommage aux victimes de bombardements – aujourd’hui, il rend hommage aux victimes d’un génocide en cours. La pièce se transforme malgré moi, c’est hors de mon contrôle. Pour Zizafa, c’est différent. Le projet d’éoliennes israéliennes sur le plateau occupé du Golan, dont parle la pièce, n’est pas encore réalisé. Il y a un avenir dans Zifzafa. En juillet dernier, une roquette israélienne a frappé une école dans la ville de Majdal Shams, sur les hauteurs du Golan. Les médias ont parlé de la responsabilité de Jérusalem, d’une potentielle réponse du Hezbollah, mais personne n’a demandé aux habitants comment ils vivaient ce drame. Dans un contexte où la voix des populations civiles ne parvient pas à se faire entendre, proposer des outils d’autodétermination sonore me parait crucial.


 

Alors que le monde est obsédé par l’authenticité des images, vous cherchez à établir la vérité par le biais du son. Pourquoi ? 

 

La façon dont nous percevons les images relève de l’indexicalité : elles renvoient toujours à un élément précis, incompréhensible en dehors de son contexte. À l’inverse, l’essence même du son porte en elle quelque chose d’indissociable : ce n'est pas juste une preuve isolée, mais plutôt un ensemble d'éléments qui se complètent. Cela change notre façon de percevoir ce qui est évident. C’est d’ailleurs de cette façon que l’on fait émerger la vérité dans un tribunal. En étudiant le son, on réalise que toute chose est en lien avec une autre et que la source de la vérité est souvent une question de relations, de liens. Selon moi, le son est bien plus adapté que les images pour comprendre ce réseau de connexions. Dans un monde aux enjeux aussi complexes, il me semble nécessaire de raisonner de cette façon.  

 


Vos travaux ont été utilisés comme preuves dans un contexte judicaire. L’art est-il un outil comme un autre pour produire de la vérité ? 

 

C'est un des nombreux mécanismes capables de générer une vérité, en effet. Mais mon travail artistique ne produit aucune preuve dans un tribunal, ce sont deux activités distinctes. En tant qu’expert, je rédige des rapports en bonne et due forme sur les droits de l'homme, qui respectent tous les protocoles appropriés en matière de preuves. C'est une façon parmi d’autres de comprendre la vérité d'un événement. J’utilise des méthodes similaires, et les mêmes matériaux, c’est-à-dire le son, dans ma pratique artistique. C'est pour cela que je travaille à la croisée des disciplines : lorsque l'une échoue, l'autre peut prendre le relais. 

 


Les performances que vous présentez à Paris ont en commun deux enjeux : la dépossession et les attaques à la souveraineté d’un peuple. 

 

L'injustice et la volonté d'en faire un enjeu politique sont à la source de tous mes travaux. Les questions posées dans Air Pressure, qui date de 2021, trouvent en quelque sorte des réponses dans Zifzafa, créé en 2024. Air Pressure traite principalement de la violence atmosphérique. Cette pièce se concentre sur ce qui sépare les gens à travers le son – les Libanais sont rendus fous par les incursions bruyantes des avions israéliens. À l’inverse, Zifzafa pense le son comme outil de résistance et d’autodétermination, et donc comme une manière de rassembler une communauté. En juillet 2023, sur le plateau du Golan – où Israël utilise les éoliennes pour mettre en œuvre son projet de colonisation –, le mouvement anti-turbines organise la plus grande manifestation dans les hauteurs du Sud-Liban depuis la grève de 1981. Il m’a paru crucial de les aider dans leur lutte. Les militants ont fait beaucoup de recherches sur l'aspect environnemental, ils ont étudié l’impact sur la faune et les oiseaux notamment, mais ils n'avaient pas envisagé l’éco-acoustique – l’écoute comme outil d’étude de la nature. Ensemble nous nous sommes rendus en Allemagne sur un site où se trouvent des éoliennes de 250 mètres. Nous avons enregistré le son produit par ces engins et nous l’avons confronté à la topographie du Golan. Puis nous avons réalisé des dizaines d'enregistrements dans la région, en travaillant avec l’artiste sonore et compositeur syrien Busher Kanj. L'idée initiale était d'utiliser un moteur de jeu vidéo, comme Unreal Engine, pour développer une interface qui, par simulation, permettrait aux habitants de se rendre dans leurs maisons ou sur leurs terres avec ou sans le son des turbines. Dans ce contexte d’injustice et de violation des droits, un projet comme Zifzafa est à la fois une tentative de préservation sonore et un outil de plaidoyer pour les habitants du plateau.

 


Avez-vous le sentiment d’une guerre sans fin ? Pensez-vous que l'histoire fonctionne par cycle ?

 

Nous avons tous nos marqueurs générationnels. Dans Air Pressure, j’aborde la façon dont le bruit nous affecte, et spécifiquement le bruit des moteurs d'avion ou des bombardements. Quand vous avez été exposé à ces sons ultra-puissants, vous restez pour toujours sur le qui-vive. La moindre réplique de ces bruits, même lointaine, vous plonge dans un état de stress comparable à celui éprouvé la première fois. Cette première fois, pour certains Libanais, c’était en 1949. Pour d’autres, c’était dans les années 1980. Pour moi, c’était en 2006. Aujourd’hui, c’est à nouveau une génération entière qui sera marquée à vie par les sons de la guerre. 

 

 

Vous intégrez souvent des anecdotes personnelles dans votre travail, que vous incarnez seul sur scène. Pourquoi choisir la forme du monologue ? 

 

La forme de la performance permet de partager un processus de recherche et d’être le plus didactique possible à ce sujet. D’où le monologue. Il ne s’agit pas de tenir un rôle « d’expert » face au public, bien au contraire. Si j’ai co-fondé l’ONG Earshot, avec laquelle nous enquêtons sur les violations des droits humains par l’analyse sonore, c’était justement pour produire une contre-expertise. Traditionnellement, les experts sont des gardiens du savoir. Ils retiennent les connaissances. Ils s'appuient sur leurs diplômes académiques et donnent des lignes directrices sans expliquer comment ils sont parvenus à leurs conclusions, sauf si un tribunal procède à un contre-interrogatoire. Ce que nous faisons avec Earshot est différent. Nous voulons contester le statut même d’expert. Depuis notre position, nous produisons toute une épistémologie d'analyse basée sur des matériaux fournis par les citoyens et non par l'État, comme les téléphones mobiles. Il ne s’agit pas d’écoutes téléphoniques, de caméras de surveillance ou des caméras embarquées de la police. En me présentant face au public, je veux aussi partager le sentiment de futilité qui accompagne la recherche scientifique. Dans la performance, 

« l'expert » est un humain comme un autre, qui se demande parfois pourquoi il fait ce travail sur des éoliennes alors qu'un génocide est en cours à Gaza.



Zifzafa de Lawrence Abu Hamdan, du 5 au 10 octobre dans le cadre du Festival d’Automne au CENTQUATRE, Paris


Air Pressure de Lawrence Abu Hamdan, les 12 et 13 octobre dans le cadre du Festival d’Automne à l’Espace Niemeyer, Paris


From sea to sky, exposition du collectif Forensic Architecture dont est issu Lawrence Abu Hamdan, est présentée du 5 octobre au 3 novembre dans le cadre du Festival d’Automne au CENTQUATRE, Paris 

 

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