Coupes mulets, shorts et baskets noirs, lumières de projo crépusculaires : les quatre danseur·euses apparaissent sur scène en pleine frénésie, étalé·es et perché·es sur de grandes tables de bureau. Leurs têtes, puis leurs membres, virevoltent sur une mélodie baroque détraquée par des loops frénétiques. Katerina Andreou nous immerge dans l’atmosphère d’un rade à une heure tardive, quand la musique monte en décibels et que la danse s’empare des corps. Headbang en perruques blondes, mouvement de jambes façon kazatchok et même tentative de tecktonik, cette « choré » des années 2000 que la scène n’a pas encore légitimée : pour sa première création de groupe, la chorégraphe et danseuse athénienne pioche dans un répertoire malléable et contagieux. Les gestes sont connus de tous et la saturation sonore émet sa décharge jusque dans les gradins. Un mouvement rapide et répétitif des mains, une échine courbée, un regard concentré et voilà qu’une performeuse devient professionnelle du jeu de couteau ou de la descente de shots. Des troncs en brochette qui se balancent ou des bras battant l’air et nous voilà catapultés dans un joyeux naufrage. Rien, pas même l’extinction furtive des projecteurs, n’arrête ce marathon tantôt chaplinesque ou absurde, ni n’enraye les stridences du clavecin.
Loin d’être les automates d’une mécanique autoritaire, les danseur·euses se laissent surprendre par leur environnement sonore puis l’habitent pleinement, avec une jouissance nerveuse. Leurs cris et leurs respirations prennent même le relai. Le beatboxing esquisse un monde extérieur. Bruits de ressac, bombes ou feux d’artifice : qu’importe, les performeur·euses s’adaptent et transforment l’espace en grotte, fête votive ou boîte de nuit. Leurs expressions de terreur muent en sourires et vice-versa, au rythme des lumières qui s’éteignent et se rallument telles des alarmes. Violence et joie sont les deux faces d’une même pulsion de vie.
Bless this mess (« bénissez ce bordel ») pourrait évoquer Orange Mécanique, le brûlot pulsionnel de Stanley Kubrick en 1971. On y suit Alex, leader d’un gang qui écume les rades et les rues londoniennes, et s’adonne à des paroxysmes de violence gratuite sur des airs de classique. Le jeune homme finira cobaye de la castration psychique par les forces de l’ordre, le corps en camisole. Ici, la désobéissance cathartique n’a besoin ni de sang ni de lait trafiqué au speed – boisson fétiche d’Alex et sa bande. La pièce se termine même comme un blockbuster familial : des bruits de nature vierge, des cris de dauphins, les performeur·euses émerveillé·es comme les survivant·es d’une tragédie à qui les horizons s’ouvrent. Bless this mess livre une ode édulcorée au désordre, inspirée par le courant punk des seventies sans l’être elle-même. Plutôt que d’envoyer se faire foutre le public bourgeois et l’institution, Katerina Andreou prédit des lendemains qui chantent pour peu que les corps ne deviennent pas eux-aussi des espaces aseptisés. Lorsque notre quotidien est cerné par des dispositifs de surveillance et que les pouvoirs publics sont obsédés par la sécurité, un simple pas de travers reste un appel à la liberté.
Bless this mess de Katerina Andreou a été présentée les 6 et 7 juin à Klap Maison pour la danse, Marseille
--> du 17 au 21 octobre dans le cadre du Festival d’Automne au T2G, Gennevilliers Paris
--> le 26 novembre dans le cadre du NEXT Festival à l’Oiseau-Mouche, Roubaix
--> du 17 au 20 décembre aux Subs, Lyon
--> du 19 au 21 mars 2025 au Théâtre Sévelin, Lausanne
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