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« Monsieur : il est interdit de consommer des boissons dans la salle ». Au Domaine d’O pour la première d’Extinction à Montpellier, une ouvreuse recadre un spectateur pendant l’entracte. C’est gonflé, considéré qu’il y a quelques minutes encore, un open bar sur scène régalait en bière tout ce que le public comptait de jeunes. Car oui, le premier acte du nouveau mammouth scénique de Julien Gosselin n’est ni plus ni moins qu’un live d’électro, dancefloor au plateau. Aux machines, surplombés par un écran les projetant eux et le public, Maxence Vandevelde et Guillaume Bachelé charbonnent sur un set de tech-noise tout à fait crédible. D’instinct, les moins de quarante ans envahissent l’espace scénique et se constituent figurants. En moins de 10 minutes, c’est la Boiler Room au théâtre. Sur scène, les caméramans se frayent parmi les danseurs ; dans les gradins, les flashs de smartphone parcourent les feuilles de salle. Les têtes blanches craindraient-elles de s’être fourvoyées dans un festival d’électro ? En piste, l’immersion est grisante et la gronde des basses inocule le sentiment d’un drame prêt à nous engloutir. Au cœur de la teuf, deux comédiennes se détachent, un couple de filles intoxiquées en pleine dispute. Une citation de poète allemand plus tard, elles se rabibochent et réintègrent la petite foule. Derniers kicks puis coupure nette : « LE SPECTACLE REPREND DANS 30 MINUTES ». Avis à tous les chorégraphes qui fantasment la culture club dans les arts vivants : Julien Gosselin a plié le game à sa façon.

 

Coïtus interruptus


Mais le metteur en scène n’est pas là pour faire la leçon de techno, encore moins la teuf. En jetant ces jeunes gens sur scène, il les met en cause, les piège. Jeunes cultureux hédonistes, c’est bien de vous – nous – dont il s’agit ce soir. Allez maintenant vous assoir et observer les spectres de vos ancêtres. Les ruptures de ton d’Extinction sont un discours en soi : après l’adrénaline et l’ivresse des corps viennent la rigueur et la cérébralité. Au second acte, fini de rire – et de tiser. Le public usera son endurance 2h30 durant sur un exaspérant tournoi de vanités bilingues allemand/français. Nous étions à Rome en 2023, puis 1983, nous basculons à Vienne en 1913, décrètent les écrans. Les techniciens ont ravalé le paysage en un temps record – intérieur bourgeois début XXe, portes-fenêtres Art Nouveau, lustres, napperons et piano. Et l’enchaînement est cruel : au clubbing augmenté succède le factice du vrai-faux ciné-théâtre, ses façades en toc, l’artificiel de ses lumières. Le passage au noir et blanc sur les écrans achève l’humiliation du vieil art, relégué à la préhistoire, dopé à la vidéo pour en maquiller l’archaïsme. C’est qu’il faut aimer le théâtre pour le châtier ainsi.


© Simon Gosselin


Sur ses écrans en 16/9ème, aux teufeurs de 2023 Julien Gosselin substitue les muses et dandys des salons viennois tels que les scrutait Arthur Schnitzel dans trois de ses nouvelles (dont l’une a inspiré Eyes Wide Shut de Kubrick, présente ici par bribes). Une autre teuf donc, lettrée à l’excès, maniérée à l’écœurement. L’élite intellectuelle du cœur de l’Europe s’exalte et s’enivre d’elle-même dans un festival d’« hystérie sophistiquée » comme l’appelle Don De Lillo (autre auteur adapté par Gosselin). Un baron poète aveugle se dit « révolutionnaire clandestin ». Une conservatrice d’art est prise de malaises entre deux flirts. Une comédienne éructe la Lettre à Lord Chandos d’Hofmannsthal dans un pantomime mâtiné de nô. En public, les sagacités s’étreignent, le cabotinage mondain sature l’atmosphère. Mais en privé, ça décompense, ça se drogue, ça joue SM, ça baise (de douleur, par spasmes), ça se prostitue en famille, ça tente l’inceste. Le verbe haut, les passions tristes. Les comédiens de Gosselin et ceux de la Volksbühne s’acharnent à corps perdu, l’outrance de leur jeu se confondant avec le pathétique de la galerie à laquelle ils donnent vie. Les hommes claironnent, les femmes – possédées, oraculaires – catalysent. On regarde cette société comme on aime la haïr. Ce sont ici ses fantômes, révélés par une caméra infra-rouge dans une boîte dont on devine tout juste de l’extérieur l’action qui s’y déroule. Enfin, c’est annoncé, cette exécrable comédie humaine aboutira dans son anéantissement. La sentence – la délivrance – survient des ténèbres d’abord, puis de nos mondains eux-mêmes, qui s’abattront de bon cœur dans un snuff au camescope (quelques décennies plus tard, donc).


La haine


« C’était atroce. » Présente dans les gradins pendant le bucher des vanités, une comédienne (Rosa Lembeck), moitié du couple de l’acte premier, rejoint sa copine en coulisses, actrice de la pièce dans la pièce qui vient de s’achever. Elle a détesté, le lui fait savoir, s’ensuit un débat sur la légitimité du théâtre subventionné, retransmis en vidéo pendant le second entracte. Le public, assommé, pouffe d’épuisement. La méta-blague est sale, irrésistible, elle frappe un homme à terre. Pour l’acte final, la même jeune femme occupe seule la scène, désormais vide, dans une configuration conférencière rameutant à nouveau le public en plateau. Retour à Rome en 1983. Le coup de grâce est un montage d’Extinction, ultime roman de l’Autrichien Thomas Bernhard. De familles, je vous hais, le monologue vire Allemagne, je vous hais et se ressent comme civilisation, je vous hais (et moi avec) dans la chronologie du show. Universitaire en lettres, la protagoniste crache sa haine de ses parents, bonne gens de zone rurale et anciens collabos nazis. Veuillez ici purger les démons enfantés par la Belle Époque et les Années Folles. Pour ce faire, Bernhardt et Gosselin veulent « éteindre en décrivant », disent-ils. Au prix de l’annulation de soi mais pour mieux reconstruire, assurent-ils. Seulement, au bout de ces 5 heures 30, sommes-nous encore en mesure de capter une lumière derrière ce paquebot de misanthropie ?


© Simon Gosselin


Il n’est d’ailleurs pas dit qu’il y en ait, de la lumière. Le chant du cygne qu’orchestre Extinction est sans pitié, sans appel. C’est un alliage de rage romantique, de mélancolie fin de race, de dégout de classe. Tableau de civilisation, il signe aussi une crise blanche, celle d’un occident glouton dont la bourgeoisie savante du début XXe fut l’un des fleurons, mais dont le génie est toujours le prélude à la barbarie. « Dans les pays méditerranéens, la vie a cent fois plus de prix qu’ici », jugeait l’oncle de la jeune chercheuse en lettres, le seul de ses parents qu’elle rachète. Mêlé à la sauce eschatologique, cet euro-masochisme est déjà abondamment documenté par un certain cinéma d’auteurMélancholia de Lars Von Trier et L’Ange Exterminateur de Buñuel tambourinent à la porte pendant tout le spectacle. Mais si, après ses adaptations de Houellebecq ou De Lillo, Gosselin choisit encore les outils du théâtre (multimédia et surproduit, certes), c’est pour nous le gueuler au présent aussi fort que possible. Le miroir qu’il tend dans son spectacle-machine nous requiert, corps et esprit. « Vous êtes les suivants », est-il impossible de ne pas entendre. Cette haine poisseuse, le metteur en scène nous en repaît avec force et grandiloquence – son langage, à prendre ou à laisser. Celles-ci suffisent-elles à la transcender et nous sortir du cul-de-sac socio-historique dans lequel il nous a fourré ? Rien n’est moins sûr, mais le trajet – le saccage ? – en vaut la peine. Pas pour tout le monde : au salut, un jeune spectateur allemand partage son indignation au pied des gradins. Telle Rosa Lembeck tout à l’heure, le spectacle l’a excédé : « C’était douloureux à regarder. » « N’était-ce pas douloureux à ressentir aussi ? ». Il est déjà reparti, hors de lui.


> Extinction de Julien Gosselin a été présenté du 2 au 4 juin au Domaine d’O dans le cadre du Printemps des Comédiens, Montpellier ; du 7 au 12 juillet à la Cour du Lycée Saint-Joseph dans le cadre du Festival d’Avignon ; le 18 novembre au Phénix, Valenciennes ; du 29 novembre au 6 décembre au Théâtre de la Ville, Paris dans le cadre du Festival d’Automne

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