L’histoire des arts et des idées ne manque jamais de nous le rappeler : les chagrins d’amour ne datent pas d’hier. Mais les modalités de la rupture amoureuse ont-elles bougé au fil des époques ? Par les tourments d’une trentenaire d’aujourd’hui, la metteure en scène Jeanne Candel renoue avec les fonctions premières du chœur antique : accompagner et soutenir.
Complainte et ritournelle
Des affiches de films indé sur les murs, un bureau en bois qui croule sous des piles de bouquins plumés de repères fluos, un lit à moitié fait, et un corps tout habillé vautré en travers. Pas besoin de faire un dessin : dans ce paysage situé socialement et dans le temps, l’ambiance est à la défaite. En guise de BFF, une pleureuse en voile noir veille au chevet de l’amoureuse éconduite, tout en tuant l’ennui par les noix qu’elle se met bruyamment sous la dent. Dans le temps d'éternité propre aux lourdes peines, la fuite ultime menace, matérialisée par les deux mètres d’un harpon de plongée directement livré à domicile par un intérimaire Deliveroo.
Pour faire contrepoids au spectre de l’amant, qui a le bon goût de venir jouer sa ritournelle lancinante sous les oreilles de la badante, la team des pleureuses – à barbe ou à talons – débarque en équipe, armée de violon, contrebasse et saxophone. Dans la pure observation des étapes du deuil – puisque c’en est un –, il faudra en passer par le choc, mutique et statique ; puis le déni, heure de gloire du fantôme à la guitare. Ensuite seulement la colère, et les premières lueurs d’un après dans lequel on pourra se projeter à nouveau. De bout en bout de la longue guérison, le chœur imaginé par la mise en scène de Jeanne Candel et la direction musicale de Pierre-Antoine Baradoux assure son rôle d’allié.e.s par la présence, silencieuse ou en musique.
© Jean-Louis Fernandez
Lever les voiles
Dans une mise en scène hautement métaphorique voire volontiers symbolique, peine et chagrin finissent par se confondre avec celles qui les portent. Après le détour par le champ philosophique à l’occasion d’une parodie d’émission radio, où les textes de Spinoza éclairent moins qu’ils reflètent l’insuffisance de la théorie face à la douleur infusée dans la chair, c’est bien sur le terrain du sensible que la vraie bataille commence. Contre les copines qui ont pris le pli de tirer la tête, il faudra Baùbo, fauteuse de trouble à la dégaine de Mado La Niçoise, bien décidée à faire circuler les fluides et réchauffer les zygomatiques.
Figure héritée de la mythologie antique, dont le principal fait d’arme reste d’avoir tiré Déméter de sa douloureuse torpeur en lui montrant son sexe, la Baùbo de Jeanne Candel n’a rien perdu de sa vitalité rebelle. Son entrejambe, elle le montrera, et libre à chacun.e d’en comprendre le potentiel hilarant. Mais puisque nous ne sommes plus en -V, cette Baùbo là connaît ses ressources sororales. De Baùbo, il en aura bientôt deux, puis trois. L’amoureuse elle-même passera la jupe à froufrous d’un blanc cassé, à même d’être relevée si ça lui chante. Et les porteuses de douleur, parce qu’elles auront été reçues, acceptées et écoutées, n’auront plus qu’à prendre la porte.
Baùbo - De l’art de n’être pas mort de Jeanne Candel
⇢ du 30 novembre au 9 décembre et du 2 au 10 février au Théâtre de l'Aquarium, Paris, dans le cadre du festival BRUIT
⇢ du 12 au 16 décembre au Théâtre Dijon Bourgogne, Dijon
⇢ les 20 et 21 février au NEST, Thionville
⇢ les 30 et 31 mai à la Comédie de Colmar