La littérature nous l’a maint fois démontré : nous ne sommes pas les mieux placés pour nous raconter, et toute entreprise autobiographique demeure parcellaire. Gurshad Shaheman et Dany Boudreault le savent et en font la forme même de Sur tes traces. Ainsi, ils se sont mutuellement confiés « les clés de leur vie » et chacun est parti à la rencontre des êtres et des paysages qui ont façonné l’autre. Du sud de la France en passant par la Turquie puis le Liban, le poète canadien s’est rapproché de la Méditerranée ; le metteur en scène français s’est envolé vers le Nord Canadien.
Après des mois de voyage, de récolte et d’enquête, ils ont composé à quatre mains les deux trames narratives qui composent la pièce, et entre lesquelles les spectateurs munis de casque sont libres de naviguer. Sur scène, dans un décor domestique assez neutre pour accueillir toutes les fictions, ils livrent, aux confins du murmure, ce qu’ils ont compris de leur ami. En ventriloques, ils prêtent leurs corps aux proches de leur ami, opérant parfois en médiateurs de relations teintées de malentendus.
Switchant d’un portrait à l’autre à tout moment, le public se taille un spectacle sur mesure. Et quel que soit le trajet, impossible de rater l’intelligence de l’écriture du tandem, ni la subtilité des échos qu’elle tisse entre leurs deux trajectoires. Entrent ici en résonnance – et jamais en comparaison – l’exil d’un réfugié politique et celui, plus intérieur, d’un homosexuel pris dans les carcans de la tradition ; les besoins de rencontres et leurs déconvenues ; le besoin de se transfigurer pour se réinventer. Comme souvent chez Gurshad Shaheman, la dissociation entre le texte prononcé d’un côté, et les gestes des acteurs de l’autre, laisse place au vagabondage et à de fécondes associations d’idées.
Mais en dépit de sa maîtrise et bien que le spectacle détourne les codes du genre, Sur tes traces ne surmonte pas tout à fait les tendances à l’égotisme propres à l’autofiction. Il en décentre néanmoins la focale. Que d’autres vécus, ni bourgeois ni hétéronormés revendiquent leurs droits sur cette forme et s’y installent avec autant d’aisance a de quoi réjouir. D’autant que les auteurs prennent soin d’inclure d’autres existences minorisées – les autochtones du Canada comme les enfants de Gaza –, un geste fort dans le contexte actuel. Face aux effusions de joie de la scène finale, la tristesse nous saisit pourtant. Comment, après avoir élaboré une esthétique de l’amitié aussi politiquement chargée, les auteurs peuvent-ils nous laisser au seuil d’une si grande solitude ?
Sur tes traces de Gurshad Shaheman et Dany Boudreault a été présenté du 23 septembre au 4 octobre dans le cadre du Festival d’Automne au Théâtre de la Bastille, Paris
⇢ du 9 au 11 octobre au Théâtre de la Croix Rousse, Lyon
⇢ les 29 et 30 avril au Manège, Maubeuge
⇢ du 4 au 6 juin à La Criée, Marseille
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