Un porte-manteau garni de moitié, une rangée de fauteuils en cuir et inox rutilant, et un moniteur de télévision monté sur commode seventies. Façon maison de poupées, le cube tout en vernis et boiseries qui forme la scénographie de Without references grouille de présences avant même d’accueillir les corps pantomimiques d’une dizaine de danseurs. En solo ou en duo, les silhouettes mutiques, le regard absent comme tourné en dedans, opèrent des pivots, déplacements latéraux et flexions géométriques. Sous le cliquetis ternaire d’une horloge invisible, les corps marquent le temps par lignes, boucles et suspensions, toujours empêtrés dans une immuable attente. Dans la minutie des gestes, patte singulière de Cindy Van Acker, quelque chose de palpable semble déborder des êtres. Derrière la pièce qui se joue, une autre, invisible et jamais montrée au public, habite l’espace et prolonge les mouvements. C’est que Without references contient une trame parallèle, ensemble de solos rassemblés sous le titre de Shadowpieces, et mené au long court avec chacun des interprètes. Sur un répertoire musical sélectionné par Cindy Van Acker, chaque danseur·euses a ainsi composé son propre solo, dont la mémoire se prolonge par esquisse dans les lignes de Without references. De là émerge une présence fantomatique, débordant toujours le geste effectif au plateau, comme la mémoire vivante des gestes et des êtres rencontrés hors de l’immédiat.
Révélée sur la scène contemporaine en 2002 avec son solo Corps 00:00, qui lui vaudra d’être repérée par un certain Romeo Castellucci, Cindy Van Acker cisèle depuis deux décennies un style chorégraphique précis et épuré, méfiant des mots autant que du règne du temps présent. Par ses solos, qu’elle assure elle-même ou confie à des interprètes de caractère, ou dans des distributions comptant jusqu’à plus de cinquante danseur·euses, la chorégraphe originaire de Belgique trace les contours mouvants de ces nouveaux corps en pleine émergence. Découpe lumineuse d’un néon tout puissant dans Diffraction (2011), synchronicité d’un même saut à pieds joint exécuté en canon par vingt-deux danseurs dans Magnitude (2013) : les frontières convenues du corps humain s’invalident au profit d’organismes inédits, articulés directement par le rythme ou la lumière.
Faire trace des liens
Si les titres énigmatiques de ses pièces, empruntés hors du langage ordinaire, traduisent la méfiance de l’artiste pour le verbe, la musique tient dans son œuvre une position plus ambiguë, sœur-ennemie du geste dansé. Les compositions musicales signées Mika Vanio (producteur finlandais culte opérant entre noise et électro modulaire, disparu en 2017), témoins d’un dialogue étroit entre les deux artistes, accompagnent la naissance des pièces, mais toujours après une première étape d’écriture dans le silence. Ainsi les boucles sonores, les samples et les superpositions acoustiques du compositeur opèrent par friction, rebond ou jeu d’écho avec le geste sans en écraser l’autonomie ou imposer un lead tout puissant. Sous le vrombissement métallique, un jeu d’épaule rejoint l’outil de chantier ; portés les ressacs mélodiques, un ensemble de danseur·euses se fond en courant océanique.
À qui le travail de Cindy Van Acker pourrait laisser craindre la froideur et le détachement conceptuel, le tournant esthétique opéré avec Speechless voices en 2018 porte plus frontalement l’aspect relationnel de ce travail chorégraphique. À la suite de la disparition brutale de Mika Vainio, Cindy Van Acker revient au figuratif dans une recherche de connexion explicitée. Sur scène, les corps jusqu’alors atomiques se connectent, agissent en sujets et déploient façon Edward Hopper des tableaux en fondu où caresses, embrassades et altercations déclinent les relations. Après la pandémie et son confinement inédit, Without references opère en tentative réparatrice, bien ancrée dans le temps présent mais rebelle au règne de l’immédiateté. Et Sunfish, hommage intime à l’ami disparu, de parapher une œuvre toute entière adressée à la survivance des êtres dans le refuge de l’affection.
Quiet Light de Cindy Van Acker
⇢ du 21 au 25 janvier au Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse)
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