Tweets, notif’ et hashtag : par la complicité de nos petits écrans de poche, la frénésie du monde s’invite jusque dans nos lits pour commenter, débattre et revendiquer en temps réel. À l’occasion de PREMIÈRES, la relève artistique venue d’Allemagne ou de Hong-Kong s’octroie une pause loin du verbe. Réparti sur deux week-end, le temps fort organisé par le théâtre du Maillon réunit quatre artistes comme autant d'états du monde. Dans l’immaculé d’une lettre vierge ou le silence assourdissant d’une jeune femme livrée à la merci du patriarcat, Giulia Giammona et Chun Sing Au ouvrent le bal : depuis la scène, ils réaffirment la charge contestataire qui peut encore trouver refuge dans le mutisme des images.
Penelope de Giulia Giammona : conte sans âge
Prise en étau dans l’espace cubique d’une chambre d’enfant, une jeune fille en cheveux se balance nonchalamment sur un trapèze. Autour d’elle, un faisceau de lumière rond dessine un astre lunaire aux allures carcérales. En embuscade, trois nourrices au visage voilé surveillent l’héritière. Ici, à l’étage d’un château sans lieu ni âge, Penelope prépare son dix-huitième anniversaire. Cernée par une scénographie surréaliste, où les volumes et les contours se réinventent à chaque cut, la première mise en scène signée par Giulia Giammona orchestre une plongée étourdissante dans l’univers de Leonora Carrington, autrice et peintre du siècle dernier. Avec une extrême économie de mots, Penelope progresse par tableaux statiques, de la chambre d’enfant à la salle de réception, de l’innocence juvénile à la prédation du monde des hommes. Dans ce jeu de symboles fidèle aux toiles de Carrington, un homme-cheval incarne la fougue bridée, une simple robe de bal officialise la sexualisation.

Avec la musique en chef d’orchestre, une soliste ou un air de harpe nous conduit vers la fin de l’enfance, de la chambre de princesse à la table du bourreau. Lent, hypnotique et teinté d’étrangeté, Penelope se détourne des mots pour s’en remettre à la puissance évocatrice des tableaux. Seul phare dans la tempête, la voix immatérielle de Leonora Carrington nous parvient par intermède, partageant les réflexions d’une vieille dame sur sa condition schizophrénique de femme, de fille, de créatrice. L’insoumission de Penelope répond à celle de l’artiste, l’appétit incestuel du Père à celle de tout le patriarcat. Déchargé de tout discours explicite, Penelope nous laisse seul·e face à l’oppression d’un espace soudain réduit de moitié, le dédoublement d’une table de festin ou la lubricité d’un patriarche tout puissant. Charge à chacun·e, une fois sorti·e de salle, de ne pas étouffer une fois de plus le cri silencieux de toutes les penelopes.
GPO BOX NO.211 de Chun Sing Au : Hong-Kong sur feuille libre
Pièce-installation basée sur une correspondance intime, GPO BOX NO.211 s’annonçait autrement plus loquace. Durant des mois, Chun Shing Au a échangé plus d’une centaine de lettres avec son ami Siu Ming lorsque ce dernier a été incarcéré à Hong-Kong, après avoir pris part à des manifestations pro-démocratie. De ces milliers de messages cryptés pour contourner la censure carcérale, GPO BOX NO.211 ne dévoile rien, ou presque.

Sur un plateau dénudé, une multitude de feuilles vierges froissées frémissent par intervalles. Depuis les gradins, leurs petites semblables crépitent entre les mains des spectateurs. Pour les plus curieux, un rapide dépliage aura levé le mystère : dans chaque petite boule offerte au public de GPO BOX NO.211, une lettre tirée de la correspondance entre Siu Ming et Chun Shing Au, entre Hong-Kong et l’Europe. Déployant une esthétique DIY où la matière tient le premier rôle, Chun Shing Au seul en scène évolue dans un monde de papier. Collectées parmi la montagne de missives chiffonnées, des pièces cubiques dévoilent, une fois assemblées par le performeur, un bunker à étages. Derrière la montagne des correspondances, un tableau déroulant se mute, une fois tirée au sol, en immense lettre blanche. Dans un jeu de vide et de plein, le blanc du papier éclaire la béance des mots. Par le truchement d’une lampe frontale, l’immeuble carcéral s’éclaire de l’intérieur et nous rappelle la vie qui y suffoque.
Par la manipulation du matériau le plus anodin qui soit, le performeur-plasticien ouvre l’espace à nos projections, à nos fantasmes et à nos interrogations. Au spectateur alors de combler les pages blanches laissées par notre méconnaissance du contexte hongkongais, et avec lui des trajectoires individuelles qu’il bâillonne. Pour faire entendre les cris qui s’échappent des geôles d’un régime autoritaire ou du patriarcat, la jeunesse contestataire n’a visiblement pas perdu foi en notre autonomie de spectateur·ice ni de citoyen·ne.
Penelope de Giulia Giammona et GPO BOX NO.211 de Chun Shing Au ont été présentés les 24 et 25 janvier dans le cadre du festival PREMIÈRES au Maillon, Strasbourg
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