À l’opéra tout prend des heures, sauf une chose : le sentiment amoureux. Mais c’est pour laisser place à autre chose : la déception du sentiment amoureux. Et la mort aussi. On aime bien mourir au long court à l’opéra. Quoi de mieux donc, pour servir ce ragoutant programme, qu’un pervers narcissique à tendance gothico-pénible ? Alexandre Pouchkine nous en a fourni un spécimen : Eugène Onéguine, véritable Golem de masculinité toxique. Successivement, ce dernier séduit sa voisine Tatiana pour lui coller un vent dès qu’elle lui avoue ses sentiments. Puis drague Olga, la fiancée de son meilleur ami, parce qu’il s’emmerde à une fête. Et enfin, il tue le-dit ami qui a eu l’outrecuidance de le trouver gonflé de lui piquer sa copine. On vous l’a dit, l’amour heureux et la franche camaraderie, ce n’est pas l’affaire de l’opéra et encore moins chez les russes. Dans une fête quelques années plus tard, Eugène croise Tatiana, depuis mariée à un prince local. Mais le bonheur des autres, ça irrite notre Onéguine. Un peu à l’improviste, il déclare donc sa flamme à la jeune femme. Troublée, celle-ci rassemble toutefois ce qu’il faut d’amour propre pour l’éconduire. Rideau.
Ce qui ressemble donc à une histoire banale pour qui a grandi dans les bals de village au sud de Montpellier, se retrouve ici transcendé par une partition et un livret sublimes signés Piotr Tchaïkovski. On déteste de tout cœur Onéguine lorsque celui-ci balaye d’une parole la vibrante déclaration d’amour que Tatiana a couché sur papier une scène avant. La petitesse du personnage n’a d’égal que le temps que lui consacre le compositeur qui préfère se concentrer sur le reste de la distribution. Tchaïkovski disait lui-même du poème de Pouchkine qu’il est « d’une poésie infinie tant par l’aspect humain et la simplicité du sujet, que par son texte génial ». Et c’est cette simplicité qui donne au spectacle sa colonne vertébrale.
Celle-ci se retrouve dans la direction musicale au cordeau de Marta Gardolińska. La Polonaise réalise là la volonté du compositeur de se mettre au service des mélodies dévoilant la profondeur de personnages qu’on croirait fades de prime abord. L’orchestre de Lorraine accompagne les chanteurs et chanteuses sans jamais les concurrencer – ce qui ne serait pas une mince affaire de toute façon. Robert Lewis campe avec joie le rôle de Lenski, fameux meilleur ami et dindon de l’histoire, dont on se moque dès qu’il entre en scène pour se rallier à lui face à ce vil Eugène en dernière instance. De son côté, Adrien Mathonat, dans le rôle du prince Gremine, possède la plus belle voix de basse qu’il nous ait été donnée d’entendre à l’opéra de longue date.

Dans le rôle-titre, Jacques Imbrailo donne au public la satisfaction de pouvoir le détester sans aucune culpabilité pendant les deux premiers actes. Puis, par un revirement de sentiments et la force de son jeu de scène, le chanteur nous ferait presque tomber dans le panneau de la victimisation. Mais la structure de la pièce et le machisme crasse du personnage nous remettent vite les idées en place. Car la clé de voûte d’Eugène Onéguine, celle à laquelle le génie de Tchaïkovski se consacre tant qu’il paraît s’y identifier, c’est Tatiana. Enkeleda Kamani l’incarne : d’abord austère comme l’impose le rôle, l’Albanaise nous cloue sur place par sa maîtrise et sa puissance sur les douze minutes que dure son aria dans la scène de la lettre. Son personnage finira par détruire ce grand con d’Onéguine d’un « adieu » franc, profond et plein d’humanité.
Cette simplicité – de façade – se retrouve aussi dans la mise en scène de Jules Chavaz. Les décors, au nombre de quatre et statiques – c’est assez rare à l’opéra pour être signalé –, se déplument pour aboutir sur un plateau nu avec rideau en fond de scène. Une seule couleur douche chaque tableau : jaune comme un jour qui se lève, d’abord, pour glisser vers un bleu nuit qui accompagnera l’espoir et sa mort, avant de passer par un vert dramatique et conclure sur un blanc de solitude. Bob Wilson ou David Lynch ne sont pas loin – le choix de costumes unis les convoquent également. Pas de fioriture, donc. L’important est ailleurs. Dans tout ce qui a précédemment été mentionné ici, mais aussi dans un personnage annexe : ce jardinier muet omniprésent sur scène, qui semble connaître à l’avance le déroulé de l’action et porter sur lui tout le malheur du casting. Tient-on là le pendant soviétique de la fameuse « log lady » de Twin Peaks ? Ou est-ce un Onéguine âgé revivant de l’extérieur les événements de sa vie et poussant sa brouette comme un bousier sa boule de fumier ? Un même instinct réunirait en tout cas l’insecte et le personnage : celui de reléguer leurs traces de merde dans les tréfonds de l’histoire pour laisser fleurir les prés ou chanter les regrets.
Eugène Onéguine par Julien Chavaz a été présenté du 28 février au 2 mars à l’Opéra National de Lorraine
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