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Sur un tapis de danse blanc au sol, une dizaine de tubes de néons – tous assortis sauf un – se dresse à la verticale. La présence spectrale esquisse d’emblée un ud sur la page blanche. Deux lignes de chaises, de part et d'autre de la scène, laissent soupçonner un tri frontal et invitent à la communion, sinon au rituel. Par la diagonale, Dorothée Munyaneza pénètre dans l’espace immaculé. Elle se cherche un chemin entre les présences lumineuses, portée par un tapis sonore de voix sourdes et lointaines. Saisissant l’un des deux micros sur pieds, elle envoie le premier cri, se transforme en corps médium et donne du volume aux voix laissées à la marge.

 

On scrute les indices, ils se posent ici et là. Par le corps qui évacue les néons et libère l’espace. Par la voix surtout, qui s'empare des micros tantôt pour chanter l'ancestral ou questionner : do you remember ? (te souviens-tu ?). Indéniablement, il sera question de mémoire. La voix revient, souvent, elle vibre et dialogue avec les couches d'une bande son signée Khyam Allami. Pour mener cet appel organique, Dorothée Munyaneza convoque les trois mondes linguistiques qui l’habitent : le kinyarwanda - une des trois langues officielles de son Rwanda natal ; l’anglais du Royaume-Uni où elle s’est exilée à 12 ans avec ses parents ; et le français dans lequel elle évolue désormais. Dans l’espace immatériel des sons, la multiplicité des langues dessine celle des récits. Et Toi, moi, Tituba… de tenter le grand pari : à travers un solo, remembrer les corps afro-descendants, ceux-là que la traite négrière, l’esclavagisme ou la présence coloniale ont déplacés, dispersés et maltraités.

 


Devenir Tituba

 

Mais qui est Tituba ? Dorothée Munyaneza s’adosse au seul néon rose remis à la verticale comme au pied d'un arbre centenaire, et une voix off intervient. Commentatrice à l’anonymat éphémère, la philosophe Elsa Dorlin dissipe le mystère dans un ton clair et audible : « Devenir Tituba, c’est s’en aller prendre soin des vies qui gisent dans les archives. C’est communiquer avec les invisibles. » Convoquer la figure de cette esclave accusée de sorcellerie à l’aube des procès de Salem, c’est aussi s’inscrire dans une lignée de femmes écrivaines et intellectuelles afro-descendantes : l’analyse contemporaine d’Elsa Dorlin, nourrie par le roman historique de l’écrivaine et journaliste Maryse Condé en 1986, enfante à son tour un autre récit par la scène, où le corps-médium trace un chemin de réparation. Ici la danse est déplacement plus qu’elle ne donne à voir le mouvement. Décentrer le récit passe par une trajectoire du corps, depuis le centre jusqu’à la marge.

 

Sauf que le corps noir, qui plus est féminin, n'est jamais neutre sur un plateau. La symbolique précède, l’imaginaire est chargé. Alors que le nombre donne le souffle du collectif, tisse les fils des récits manquants, recoud les histoires dispersées et crée intuitivement la contre-réponse pour faire face à l’imaginaire blanc, le corps seul peut flotter et rater son ancrage dans le récit chorégraphique. Là où la puissance de sa précédente création, la pièce collective Mailles (2020), résidait dans sa capacité à faire corps ensemble, Toi, moi, Tituba… porte trop d’ambitions mais peine à les incarner toutes et nous laisse finalement à distance. Produire un autre écho du monde et décoloniser les plateaux nécessite-t-il peut-être de passer par le collectif ?



Toi, moi, Tituba… de Dorothée Munyaneza a été présenté du 12 au 13 décembre à Ménagerie de Verre, Paris
⇢ les 19 et 20 avril 2024 à DeSingel, Anvers
⇢ les 3 et 4 mai au KVS, Bruxelles, en partenariat avec le Kaaitheater
⇢ du 16 au 18 mai au Théâtre National de Chaillot, Paris

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