CHARGEMENT...

spinner


Il est un peu plus de 20 h dans la salle modulable de la Comédie de Genève, vidée de tout gradin ou scénographie. Je porte un gilet rose qui indique que je suis de la team Presse – un choix chromique que je me garde d’interpréter. Nous sommes cinq et nous affairons autour de deux mange-debout à prendre des notes sur un carnet attitré – à quelques mètres, d’autres groupes s’agitent aussi. Régulièrement, deux agents déposent des enveloppes contenant informations et missions qu’il nous appartient de prendre ou non en compte au sujet d’une épidémie aviaire aux portes du pays. Des membres d’autres unités (Santé, Communication Gouvernementale, Population, Économie, etc.) affluent à notre poste, le regard souvent inquiet, pour nous prier de diffuser des communiqués sur la situation – hormis les agents, nous sommes les seuls à disposer d’un micro, rose également. Le contexte épidémique s’aggrave à mesure que change la couleur des lumières dans la salle. Autour de moi, tout le monde ou presque semble très concerné. Pourtant un sentiment me gagne : j’ai envie de tourner tout ceci en dérision, de m’emparer du grotesque de la situation, voire du micro pour raconter n’importe quoi. Les animateurs nous le glissent souvent : « À vous de jouer à ce jeu comme il vous plaît. » Mais les 40 personnes impliquées ce soir dans l’expérience ne la vivent pas de la même façon.


Ceci n’est pas du théâtre filmé par Lars Von Trier, ni un jeu de rôle du samedi après-midi. C’est Virus, un dispositif participatif conçu par le metteur en scène néerlandais Yan Duyvendak, cosigné avec les game designers de Kaedama. Il est inspiré des simulations de gestion de crise qui servent de formation aux autorités officielles, notamment à l’Union Européenne – un docteur qui en a supervisé plusieurs a conseillé l’artiste. Naturellement, le spectacle a été pensé et produit avant la pandémie, bien réelle celle-ci, du Covid-19 – on nous le rappelle dès l’introduction. Il connaît d’ailleurs une trajectoire contrariée pour cette raison. Lors de quelques dates zurichoises en 2021, le public était règlementairement masqué et lui faire simuler une mort par covid (comme cela peut arriver dans le jeu) avait quelque chose de grinçant dans le contexte pandémique d’alors, avoue l’équipe artistique. En plus d’avoir subi la mise à l’arrêt sanitaire des salles de spectacle, sa thématique continue d’handicaper le projet : quel programmateur proposerait à son public de reconstituer en plateau un trauma mondial encore frais ? Pourtant, le comportement du public en 2023 dans un jeu thématique aussi littéral semble signaler que l’inconscient collectif a assez muri pour transcender l’épreuve, la réinventer avec humour voire la tirer vers l’euphorie.


Coup de pression


Sauf ce soir, ou du moins pas tout à fait. En cette soirée du 2 mars, je participe à l’unique représentation en anglais de Virus à la Comédie de Genève, à destination des expats locaux non-francophones. L’ambiance, c’est ONG et banques internationales. À ma table, Edward, ancien du foreign office d’un précédent gouvernement britannique, est mon seul allié – son sarcasme et sa perplexité à l’anglaise m’indiquent qu’il a aussi envie de se marrer. Seulement, tout reste très scolaire dans la team presse, comme dans les autres, à peu d’exceptions près. Stephen, banquier hyper zélé et carrément rabat-joie, en profite même pour faire un peu de networking : « Haven’t we met before at some board ? » demande-t-il à un Edward dépité. Pendant ce temps ça panique en salle et nos deux autres collègues, suisses-allemandes, vacillent de postes en postes pour choper de la news fraîche. Avec Edward, on impose la rétention d’information : inutile de terrifier l’opinion, on filtre, reformule les communiqués et refoule pas mal de monde à notre bureau, y compris le gouvernement. Mais la Population râle, on ferait mal notre job paraît-il – pourtant nos déclarations au micro sont claires, à l’occasion caustiques, pour peu qu’on les perçoive dans le chaos ambiant. Qu’à cela ne tienne : s’ils ne comprennent que ça, on bascule dans l’alarmisme. Maintenant, c’est le bordel : on est officiellement en pandémie, la salle baigne dans le rouge, des gens courent (littéralement), les empotés de l’équipe Recherche galèrent à trouver un vaccin (un camembert en papier à assembler) et la Population manifeste. Pas de chance : une enveloppe m’annonce que je meurs du Covid avec Stephen. On s’allonge sur des coussins pour le signaler (même si j’envisage ressusciter sous un autre maillot) et un mec de la Santé s’approche : « Excuse me : do you sell vaccines ? – No man, we’re dead ». Le jeu n’est pas avare en accidents théâtraux de cette trempe.  


Les victimes de la pandémie se mettent bien à la Comédie de Genève © Cie Yan Duyvendak 


Réunion de crise


Comme dans toute installation participative, les dynamiques psycho-sociales constituent le médium de la démarche – ce que Nicolas Bourriaud qualifia d’esthétique relationnelle il y a plus de 20 ans. Ainsi la couleur socio-culturelle du casting détermine la tournure de l’expérience et ce soir, elle est un peu terne. Mais cette combinaison n’est pas sans intérêt. L’empressement de cette micro-société éphémère à reproduire presque à la lettre ce qui a déjà réellement eu lieu rappelle une interview d’Edgar Morin en 2021 dans laquelle le penseur qualifiait la pandémie de « répétition générale ». On croit même déceler une certaine jouissance chez certains à suivre les règles et dérouler le scénario déjà bien connu au lieu de subvertir la dramaturgie et le cadre de Virus, pourtant conçus comme très ouverts, non coercitifs et légers – rappelons que nous portons des gilets fluos et que ceci est un jeu. Une nouvelle pandémie surviendrait qu’elle se passerait exactement comme la précédente, peut-on se dire ce soir. Il en va d’ailleurs de même pour Edward et moi : des lockdowns files leakés une semaine après les dates suisses de Virus ont révélé que le ministère de la Santé britannique avait sciemment séquencé la divulgation d’informations pendant la pandémie pour affoler la population et mieux la soumettre aux mesures sanitaires. On aura vraiment été de bonnes journalopes avec Edward en fin de compte.


C’est lors de son débrief post-jeu autour d’une tireuse et d’un peu de vin que Virus infuse. On apprendra, d’après l’équipe, que la partie de ce soir est celle où il y a eu le plus de magouilles, de marché noir sur les vaccins et de vol d’argent depuis l’existence du jeu – chacun en conclura ce qu’il veut. En off, l’équipe avoue que c’était « presque stressant aujourd’hui ». Les autres représentations genevoises furent plus drôles, plus sauvages. Un soir, la population a subtilisé tout l’argent lors d’une réunion de crise, la sécurité leur a foncé dessus, le micro a été usurpé à la presse, c’était presque physique, et on a frôlé le scénario « Futur 4 », celui du chaos total (déclenché une fois en Allemagne). Un autre, une anti-vax a passé sa soirée à manifester avec une pancarte « Mon Corps Mon Choix ». Il en faut donc peu – deux animateurs, quelques chasubles et des enveloppes en papier – pour vivre une bonne catharsis de groupe et faire sauter, quoique gentiment, la bienveillance socio-moraliste souvent de mise dans la production culturelle. Et c’est là que réjouit Virus sous ses airs d’activité pédagogique inoffensive. Enfin, si vous avez de la chance.


> Virus de la Cie Yan Duyvendak, co-écrit avec le collectif Kaedama et le Dr Philippe Cano, a été présenté du 1er au 5 mars à la Comédie de Genève

> Twist de la Cie Yan Duyvendak, du 30 mars au 1er avril à la Rose des Vents, Villeneuve d’Ascq ; du 24 mai au 3 juin au Théâtre de Vidy-Lausanne

Lire aussi

    Chargement...