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Une voix met les pieds dans le plat : « Qu’est-ce que le fascisme, sinon l’idéologie pour elle-même ? » Sur le plateau, un gigantesque drap mauve – couleur du deuil –, plié façon meringue, occupe l’espace jusqu’au fond de scène, placide. Certains y verront une cavité utérine – après tout, nous nous trouvons dans le cabinet d’un gynéco, le docteur Seligman. Une botte rouge d’abord, puis une tête, la comédienne star Camille Cottin apparaît tel un farfadet derrière le rideau. Le symbole fait mouche : le voile révèle et dissimule l’obscène pour contenir le sentiment d’exil d’une Allemande émigrée à Londres. Exilée, la jeune femme l’est vis-à-vis de son pays et du passé génocidaire qui l’accable encore, mais aussi de son corps, puisqu’elle souhaite changer de sexe. Un voile qui permet aussi de dire l’inaudible : un attrait libidineux pour le mâle en chemise brune, une « fixation sexuelle sur notre cher Fürher » ou le trouble devant « une photo hyper sexe de Leni Riefenstahl », cinéaste en vue du IIIe Reich. D’une digression à l’autre, le texte passe du « grand mensonge boulanger » derrière le pain allemand à la culpabilité collective d’une nation en pleine dénazification qui, sous prétexte de mémoire officielle, « garde le contrôle sur les victimes ». Dans la foulée, le lien est aussi fait avec le patriarcat et sa mise au pas des femmes. Sexe et grande histoire entrent collision pour mieux se conjurer, dans un sarcasme acéré ou convenu – tout dépend de la charge de la punchline.


C’est donc Jewish Cock, tube de librairie en 2021, signé par l’Allemande Katharina Volckmer, qui sert de prétexte à une rencontre entre deux mondes. Celui du show-business d’abord, qu’incarne la coqueluche Camille Cottin, prisée du grand public pour ses rôles dans des séries et des films à gros budget. Et celui du théâtre public arty, qui a vu naître le transformiste-marionnettiste Jonathan Capdevielle, valeur sûre de la scène contemporaine, aux manettes de ce Rendez-vous. Si le monologue, dont le fiel rappelle l’Autrichien Thomas Bernhard, ramasse tout sur son passage, sa charge philosophe demeure plus trouble – une ambivalence que ne démêle pas la mise en scène.



Le Rendez-vous de Jonathan Capdevielle © Aloïs Aurelle



Entre les étriers du praticien, la jeune femme, jamais nommée, s’épanche donc sans filtre sur ses fantasmes, sur le poids de la Shoah et celui d’être née dans le corps d’une femme. Voilà pour le lien entre violence intime et politique.  « Écartez les jambes » commande, imperturbable et autoritaire, le docteur Seligman en voix off. Führer, père, dieu, gynécologue, autant d’avatars de la domination que l’on ne voit jamais sur scène. Le corps de la comédienne n’est jamais mis à nu, ni suggestif. Seule une malice un peu coquine, un poil vicieuse, pointe au coin de son œil. À mesure qu’elle débite, Camille Cottin est mue par une chorégraphie qui semble la maîtriser plus qu’elle ne la maîtrise – et ce malgré l’interprétation sans faille, ultra-professionnelle de l’actrice. Ses mouvements de ballerine esquissent une croix gammée, une marche conquérante digne des grands classiques du réalisme national-socialiste. Et si le fascisme commence quelque part, c’est bien par le contrôle et la domestication des corps, une manière de les chorégraphier dans l’espace social. On sait le culte nazi pour la musculature masculine purifiée, athlétique et performante, le corps-machine – invisibilisant celui des femmes, circonscrit à la reproduction de la race aryenne. Malgré sa verve débridée, l’actrice, dans son costume aux accents militaire – treillis aux épaules larges, hanches cintrées, bottes de cuir –, n’est autre que le pantin du metteur en scène. Lequel rejoindrait-il alors la liste des figures despotiques dans l’antre du théâtre ?  



Philosophie à coup de bistouri

 

Tout au long de la pièce, une ambiguïté plane entre corps essentialisé, figé, et corps transfiguré. Il s’agirait de choisir « l’arme plutôt que la plaie ». Un appel à retourner le corps-instrument en corps-frondeur, même si cela doit passer par l’autorité de la médecine – avec tout ce que cela évoque des innommables expériences de Josef Mengele, funeste docteur du régime nazi. La pièce se garde bien de définir le sens du progrès – et ce n’est pas son rôle. Nous nous en remettrons à ce bon vieux Nieztsche dont la pensée fût, elle aussi, instrumentalisée par le nazisme. Pour le philosophe allemand, l’essence vitale réside dans le corps, en tant qu’ensemble en mutations constantes et contre l’idée d’une âme distincte, supérieure et permanente. C’est à travers lui et ses instincts que l’on accroit sa « puissance » et s’affranchit d’une condition humaine régie par l’ordre et la morale. Le corps transsexuel serait-il donc l’avènement du « surhomme » nieztschéen, si l’on s’en tient aux rapprochements qu’opèrent, l’air d’en rire, le texte de Volkmer et la mise en scène suggestive de Capdevielle ? Le doigt d’honneur aux réactionnaires de tous les pays a de quoi séduire. « Transformons ce corps en autre chose. Soyons des guerrières. » C’est sur cette note, somme toute militaire, que Camille Cottin quitte la scène comme un prince en rapta sur un beat techno avant un grésillement final et un noir complet. Nous sommes au théâtre et la convention veut que les foules qui en sortent soient plus dociles que révolutionnaires.


Le Rendez-vous de Jonathan Capdevielle a été présenté du 24 septembre au 5 octobre au théâtre du Jeu de Paume (co-producteur de la pièce), Aix-en-Provence

du 7 au 25 janvier au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris

⇢  les 28 et 29 janvier à la MC2 :, Grenoble

⇢  les 31 janvier et 1er février à Bonlieu, Scène nationale d’Annecy

⇢  les 1er et 2 mars au Châteauvallon-Liberté, Toulon

⇢  du 11 au 22 mars au TnS, Strasbourg

⇢  les 24 et 25 mars au TAP, Poitiers

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