Vous signez cet automne une pièce chorégraphique sur les morceaux de Grace, seul album de Jeff Buckley sorti de son vivant. Comment êtes-vous passé de la passion à l’acte de création ?
Comme beaucoup, j’ai rencontré Buckley grâce à sa reprise du « Hallelujah » de Leonard Cohen, qui figure sur Grace. Vers 2015, je me suis plongé dans Sketches for my sweetheart the drunk, compilation posthume de démos acoustiques. En l’écoutant, j’y ai vu plein de danses, notamment dans le morceau de guitare « Dream Of You And I », sur lequel il ne chante pratiquement pas mais raconte ce qu’il a perçu en rêve. Il y a vraiment quelque chose dans sa voix, dans les rythmes, les transitions, les arrangements, qui pour moi invite au mouvement. Je suis revenu à Grace plus tard et j’ai là aussi entendu cet appel à danser. Lorsque je me suis attelé à la création du spectacle, j’ai remarqué que l’inspiration venait « facilement » car j’étais réellement porté par le désir. Selon moi, des artistes de la trempe de Buckley, il n’y en a pas dix.
Votre oreille est donc orientée vers le mouvement. Qu’est-ce que la musique de Buckley génère sur scène ?
Je n’avais pas envie de créer simplement un ballet ou une série de danses sur l’album Grace. Je voulais aller plus loin : il y avait une histoire à raconter car la vie de Buckley est digne d’une tragédie ou d’un opéra. Sur scène, cela implique d’intégrer des extraits de son journal intime Jeff Buckley: His Own Voice, et qu’un personnage l’incarne. Dans sa musique on entend toute une palette d’émotions : il était aussi à l’aise dans la mélancolie que la joie ou la dérision. Tout cela nous donne ce sentiment d’avoir en face de nous quelqu’un qui déborde de sensibilité, quelqu’un d’hyper-vivant. C’est ce qu’on essaye de faire dans le spectacle : ne pas se répéter et montrer toute la complexité de Buckley, danser à l’intérieur de la musique et pas dessus.
Vous n’êtes pas seulement passionné par le rock alternatif, mais par la musique en général. Au micro de France Musique en juin dernier vous disiez même avoir envie de faire des études de chef d’orchestre. Allez-vous vous lancer ?
Ce serai génial de diriger un orchestre ! J’adorerais ça mais je n’ai sûrement pas la patience de faire des études difficiles. Il existe des similitudes avec le métier de chorégraphe : un chef d’orchestre perçoit les sonorités d’une certaine manière et marque la partition de son empreinte. La chorégraphie aussi permet d’entendre la musique et de la sublimer. Mais des rêves, j’en ai beaucoup. Je dis aussi que j’aimerais être architecte !
Vous cultivez également un goût prononcé pour la musique contemporaine. Vous avez rencontré Philip Glass et créé plusieurs pièces sur ses compositions. Que ce soit Lucinda Childs, Andy de Groat, Sidi Larbi Cherkaoui, Twyla Tharp ou Jerome Robbins, le monde de la danse a une longue histoire avec ce compositeur américain. Qu’est-ce qui attire les chorégraphes vers sa musique ?
On y retrouve toujours une atmosphère riche et un rythme perpétuel qui rend sa musique facile à chorégraphier, du moins en apparence. Car si on se laisse simplement porter par l’ambiance, on aura tendance à beaucoup chorégraphier, au risque de mal chorégraphier. J’apprécie vraiment Philip Glass, particulièrement certaines de ses partitions comme les Études pour piano, Einstein on the Beach, Satyagraha. Beaucoup de chorégraphes s’y sont aussi attaqués, mais j’ai essayé de ne pas me laisser influencer.
À l’inverse, y a-t-il des musiques ou des styles qui ne vous donnent pas envie de danser ?
Il y a des musiques « inchorégraphiables » mais magnifiques. Je pense notamment au Sacre du printemps de Stravinsky. En danse, on aura beau faire tous les Sacres du monde – celui de Pina Bausch est incroyable, c’est de loin le meilleur –, ils ne seront jamais à la hauteur de cette musique. Toute la complexité et l’inventivité de cette partition, son caractère primaire, sont presque impossibles à traduire par le corps, par un état « humain ». En termes de styles difficiles à chorégraphier ? Je dirai le Happy Hardcore (rires).
Les chorégraphies de Black Swan (2010) de Darren Aronofsky sont de vous, tout comme la marche dans le désert de Dune (2021) de Denis Villeneuve. La musique de film vous inspire-t-elle ?
C’est un genre qui a été mis à mal ces dernières années. La grande époque où on laissait les compositeurs s’exprimer librement, faire de grands gestes artistiques, comme ceux de Bernard Hermann [compositeur d’Alfred Hitchcock – nda] ou John Williams [pour la saga Star Wars – nda], est terminée. La technologie offre plus de possibilités, mais elle contraint aussi. Auparavant, les compositeurs écrivaient une partition qui pouvait être jouée de bout en bout par un orchestre symphonique. C’est devenu rare. Aujourd’hui, on compte tout de même des exceptions comme Mica Levi [compositrice de Under the Skin et The Zone of Interest de Jonathan Glazer– nda], ou Jonny Greenwood [guitariste de Radiohead, récompensé pour la B.O. de The Power of the Dog de Jane Campion – nda], ou Fatima Al Quadiri pour Atlantique de Mati Diop. Mais peu de réalisateurs laissent cette liberté aux compositeurs. Dans Grace – Jeff Buckley Dances, le texte nous rapproche du théâtre mais certaines scènes sont très cinématographiques. Une caméra y suit les danseurs en créant de l’image live sur un écran en hauteur, une nouveauté dans mes pièces.
À part Jeff Buckley, qui y a-t-il dans votre playlist en ce moment ?
C’est vrai qu’avec la création j’écoute du Buckley toute la journée, sur le chemin en rentrant à la maison, le soir… Mais j’ai aussi dans les oreilles un autre artiste, qui fera l’objet de ma prochaine pièce. Je ne peux pas encore dire qui c’est, mais il faut s’imaginer l’exact opposé de Buckley.
Grace, Jeff Buckley Dances de Benjamin Millepied, du 5 au 10 novembre à la Seine Musicale
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