Ces trois soli ont été créés avec plusieurs années d’écart. Comment s’est constituée cette entité ?
Dans Sorry, créé en 2019, Cherish incarne plusieurs figures qui renvoient à un imaginaire collectif, à la construction et la déconstruction du regard sur un corps, dans une perspective anthropologique et psychologique. J’ai voulu appliquer ce même processus à d’autres corporéités pour constituer un triptyque. Cette idée de série n’a pas abouti dans un premier temps. Je l’ai réactivée pendant le confinement où le silence s’est imposé subitement.
Le cri était justement le point de départ de Bless the sound that saved a Witch like me, monté en 2023.
Oui. Avec Sati Veyrunes, nous avons tenté de se réapproprier ce cri, souvent perçu comme moyen d’expression de la colère ou de l’hystérie, devenu moyen de témoigner de l’urgence. Il prend la forme d’une traversée sonore où les urgences intimes, politiques, individuelles et collectives sonnent grâce aux cris et aux chœurs. The Blue Hour, créé la même année avec Théo Aucremanne, prend le contrepied de ce solo intense. Cette pièce naît du silence. Théo investit ce moment juste avant l’aube où la nature est en suspens et la faune nocturne se tait juste avant l’éveil des animaux diurnes.
Comment ces trois soli existent-ils les uns par rapport aux autres ?
Ils cohabitent et contrastent tout en se renvoyant les uns aux autres. Il existe aussi une progression entre eux : le premier questionne notre regard, le second fait sonner un cri d’alarme, et le troisième laisse résonner le vide. Ils ont toutefois en commun de mettre en scène les transformations d’interprètes aux identités mouvantes, oscillant entre les genres, l’humain et le non-humain. Celles de Cherish Menzo et Sati Veyrunes glissent d’un état à un autre. Théo Aucremanne incarne quant à lui une hybridité de fait, sans résistance, qui cherche l’expérience de soi au-delà de ces questions.
Ces soli sont trois portraits, intimement liés aux histoires et aux corps des performeurs. De quelle relation à l’interprète témoignent-ils ?
On pourrait même parler d’un “strip-tyque” dans la mesure où chaque personnalité se dévoile, se met à nu couche par couche. Étant moi-même interprète, je suis attentif à la relation et à la confiance entre chorégraphe et interprète, qui se jouent dans une négociation perpétuelle. Ces portraits dévoilent les facettes d’une personne, d’un artiste, croisent mes projections et celles de l'interprète, nos regards et celui du public.
Quelle relation au public impliquent-ils ?
Dans Sorry, le public est très inclus, très exposé, dans un cadre resserré. Le corps de Cherish y est surexposé, au risque de déconcerter. Dans Bless, le corps est très exposé mais dans un rapport beaucoup direct au public. The Blue Hour remonte quant à lui le quatrième mur. Théo Aucremanne y évolue comme dans une bulle sans jamais entrer en contact avec le public, pas même par le regard.
Ces trois pièces sont-elles aussi des portraits de génération ?
Cherish Menzo, Sati Veyrunes et Théo Aucremanne témoignent chacun d’un rapport au monde singulier, ancré dans le présent. On peut en effet y voir trois générations, mais je crois qu’à travers l’exposition de cette intimité se joue le collectif. Alors que Sorry met en tension les stéréotypes qui habitent nos regards pour parler de domination, d'enfermement et de libération, Bless fait retentir le cri d’une génération qui proteste. Enfin, The Blue Hour témoigne des luttes politiques existantes, et du flegme d’une génération pour laquelle le futur est difficile à concevoir – elle conserve malgré cela son urgence de vivre.
Bless the sound that saved a witch like me de Benjamin Kahn
⇢ les 12 et 13 février au Carreau du Temple, Paris, dans le cadre du festival Everybody
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