Au centre d’un ring bleu électrique, sous une lumière blanche, un couple observe les gradins se remplir autour de lui. L’homme enserre la femme, dos à lui, qui lui tient fermement les bras. Ils sont immobiles, si ce n’est quelques mouvements de tête en direction du public qui s’installe, une légère défiance dans le regard. Un beat clinique traverse la salle. Pourrait-on voir dans ce duel l’Appolon et Daphné en marbre de Bernini, qui immortalisait, en 1622, l’instant où la nymphe se transforme en laurier pour échapper à l’assaut du dieu des arts ? Derrière sa sensualité et son élégance, le chef-d’œuvre baroque illustrait aussi une tentative de viol. La pièce d’Anna-Marija Adomaitytė, Pas de deux, fait grincer une ambiguïté similaire : à quel moment l’étreinte bascule de l’amour à la lutte, de la protection à l’agression ?
Les deux danseurs portent jean, t-shirt et baskets : exit les fioritures, « l’érotisme » et, d’une certaine manière, les étiquettes de genre. Nous voilà concentrés sur ce « pas de deux », signature chorégraphique ici étirée à l’extrême. Au XIXe siècle, cette séquence incarnait traditionnellement l’apogée de la grâce et de l’amour entre deux personnages. Chez la chorégraphe lituanienne, c’est une amorce éternelle, qui bientôt se détraque. Les deux performeurs, enlacés, sont mus par une mécanique répétitive des genoux, du bassin et des épaules. Ils pivotent telles des ballerines de boîte à musique, esquissant des demi-cercles dans l’espace. Emportée par un mouvement centrifuge ou s’arrachant de son partenaire, la danseuse élance le haut de son corps à l’extérieur de la ronde, toujours ramenée dans le giron du couple. En fond sonore, des pulsations miment un rythme cardiaque en pleine escalade. Quelques notes et voilà que notre regard change sur l’action, comme celui de la danseuse sur le public : méfiance ou appel à l’aide ? Puis la bande son vire au guttural et les muscles se tendent. D’appuis les bras du danseur se font entraves. Le rythme des corps ralentit, le danseur laisse peser son poids sur sa partenaire. Il tend vers le sol, elle le retient, comme un athlète à la renverse. La main de secours devient clef de bras et inversement. Quand l’un s’extrait de la valse, l’autre tombe. Malgré la lumière, des toiles du Caravage se rappellent à nous. Là où ses contemporains maniéristes sublimaient les attitudes de leurs sujets, le peintre de la Renaissance soulignait la violence, la cruauté et la douleur dans les corps et les regards de ses personnages.
Quelles que soient les tentatives d’évasion des danseurs, le duo les rattrape toujours comme structure formelle. Sans affect ni effet spectaculaire, Anna-Marija Adomaitytė s’empare de cette étreinte, posture quasi allégorique dans les représentations de l’amour hétérosexuel. Et ce faisant met en doute chaque geste qui participe à la construction de cette représentation – et notre interprétation avec. Les spectateurs sont-ils voyeurs, juges ou témoins ? Quel interprète dirige l’autre ? Ou s’oppressent-ils tous les deux ? L’ambiguïté demeure. Les avatars de la violence sont souvent imperceptibles. Spasmes, pupilles en détresse balayant l’espace : voilà, en dernière instance, le couple foudroyé par une puissance externe. Leurs rapports de domination découlent d’une superstructure codifiée et normative – ici, le pas de deux – qui contraint le sexe à un rôle, le corps à une chorégraphie. Reste à savoir si, dans l’épuisement total du corps, dans l’anti-performance, se trouve l’échappatoire au contrôle.
Pas de deux d’Anna-Marija Adomaitytė a été présenté le 17 janvier dans le cadre du festival Parallèle et de la Biennale des imaginaires numériques à la Friche la Belle de Mai, Marseille
⇢ les 12 et 13 mars au CCNO, Orléans, dans le cadre du festival MEET MIT COM CON
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