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C’est comme si plus on voyait de pièces, moins on comprenait le pourquoi du théâtre et ce qui fait sa spécificité. Avec le retour en force du naturalisme sur les scènes de ces dernières années, le trouble s’est affirmé. Devant Édène d’Alice Zeniter, le même doute refait donc surface : cette histoire aurait-elle été la même si on l’avait vue dans un film ou lue dans un roman ? À quelle nécessité le passage au plateau répond-il ? Ces questions ne sont sans doute pas étrangères au fait que l’autrice-metteuse en scène soit davantage reconnue pour ses romans que pour ses pièces (pourtant nombreuses). Reste qu’il importe d’essayer d’y répondre. 

 

Édène est la réécriture, au présent et au féminin, de Martin Eden de Jack London. Publié en 1909, le roman suit la trajectoire d’un jeune ouvrier apprenti romancier, brisé par le succès rencontré sur le tard et, surtout, par le volte-face de la bourgeoisie à son égard. Ni le héros ni ses textes n’ont changé, mais le mépris des élites s’est transformé en admiration et la femme qui l’avait quitté est revenue, des excuses plein la bouche. Dans Toute une moitié du monde, son essai de théorie littéraire, Alice Zeniter consacre des pages merveilleuses à ce grand livre du désenchantement : « Ce monde qui lui a paru si beau, si plein, est une coquille vide et il s’est épuisé à y entrer. Il ne peut plus se faire confiance, non plus. Il a voulu trop fort quelque chose qui n’était rien. » Sur scène, le vacillement final est rendu dans sa sécheresse brutale. Mais c’est la complexité du personnage d’Édène, qui échappe toujours aux attendus, clichés et projections, que la metteuse en scène et son interprète Camille Léon-Fucien saisissent avec la plus grande précision. 

 

Noire, lesbienne, précaire, l’Édène de Zeniter n’est chez elle nulle part. Ni dans les milieux fréquentés par celle qu’elle aime, thésarde et musicienne, ni dans les cafés hors de prix, ni chez l’amie où elle squatte, ni dans la bibliothèque dont elle ne maîtrise pas les codes, pas non plus à la laverie d’abattoir où elle travaille. Et cela nous ramène à la question de départ. En permettant la coexistence de ces différents espaces – presque toujours à vue –, les outils de la mise en scène savent, puissamment, matérialiser cet exil omniprésent et le mouvement permanent de l’héroïne, capable de traverser ces frontières mais jamais de trouver place. Les murs invisibles, ici, n’ont plus à être nommés pour exister : ils sont palpables.

 

Mais il y a encore autre chose, qu’Alice Zeniter révèle par des petites touches de réalisme magique. Là, un livre murmure et envoute lorsque l’héroïne l’ouvre. Plus tard, les actrices incarnent les manuscrits en cours d’Édène, manipulés avant d’être tous tués dans l’œuf. Donner corps à l’expérience de lecture et d’écriture, matérialiser le compagnonnage des œuvres, ce que veut dire vivre avec elles ou être habité par une écriture, partager immédiatement cette chose étrange, sans description, théorie ou métaphore : peut-être que cela aussi, seul le théâtre le pouvait. 



Édène d’Alice Zeniter, du 10 au 13 décembre au Théâtre de la Croix Rousse, Lyon

 

 du 15 au 26 janvier au Théâtre Public de Montreuil

les 23 et 24 avril au Quartz, Brest

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