Toxic de Saulė Bliuvaitė
Premier long-métrage de Saulė Bliuvaitė, Toxic a déjà raflé le Léopard d’or à Locarno en 2024, et ce n’est que justice pour cet objet rare, qui rappelle la dérive d’outsiders que chroniquait Harmony Korine dans Gummo en 1997. Adepte d’une esthétique glacée, la réalisatrice lituanienne dresse le portrait de deux adolescentes dans un bled paumé, ambiance « friche industrielle post-soviétique » plutôt que « verts pâturages ». L’irruption d’une talent scout travaillant pour une agence de mannequins new yorkaise vient bouleverser leur quotidien de précarité et de désœuvrement. Victimes du miroir aux alouettes, les deux comparses – Marija, grande gigue boiteuse et flegmatique, et Kristina, casse-cou prête-à-tout pour fuir un père dépressif – s’empressent alors de perdre du poids pour plier leur corps aux exigences de l’industrie de la mode. Dans une série de saynètes cadrées au cordeau et en plans cassés, sur fond de witch house, Bliuvaité saisit l’atmosphère de désolation qui plane sur ce village ouvrier, avec pour tout décor une centrale électrique, un fleuve aux eaux boueuses et un parking livré aux courses de voitures. Le film joue tout du long sur le contraste entre l’aspiration au glamour et cet environnement décati. Les métamorphoses jusqu’au-boutistes que s’infligent les adolescentes confrontées aux pressions sociales et aux séductions capitalistes, flirtent même avec le body horror, Kristina allant jusqu’à avaler des œufs de ténia dégotés sur le darknet. Sur un registre arty-trash où chaque plan est méticuleusement composé, le film fait surgir du marasme de cruels éclats de beauté.
Family Portrait de Lucy Kerr
Les films de Lucy Kerr, formée à la chorégraphie, relèvent moins de la narration que du dispositif conceptuel, bien qu’elle s’aventure ici dans la fiction. Dans son court-métrage Site of Passage (2022), elle mettait déjà en scène des personnages se livrant à un rituel collectif, sans livrer d’explication rationnelle à leurs comportements. Dans ce Family Portait, l’intrigue – qui n’en est pas vraiment une - naît d’un léger dysfonctionnement, d’une brèche psychique qui s’ouvre au cœur du réel et en corrode la surface. Les membres d’une famille de la classe moyenne texane se rassemblent le temps d’un portrait photographique. Dès le premier plan - un travelling sur les personnages en marche, éparpillés dans un sous-bois –, la tension est palpable, émanant d’un bourdonnement sourd en fond sonore. Un malaise croissant émane des dialogues : nul ne semble se porter en très haute estime dans le clan familial, mais il faut à tout prix sauver les apparences. Toutes les conversations tournent autour de la maladie ou de la mort d’un proche, sur un ton d’hypocrite désinvolture. On songe alors au Charme discret de la bourgeoisie (1972), la fameuse satire de Luis Buñuel, dans cette façon de s’immiscer dans un huis-clos où surgit l’imprévu. L’unité tant recherchée est toujours compromise, d’abord par la dispersion systématique des personnages puis par la disparition de la mère dont nul ne semble s’émouvoir, à l’exception de sa fille. Seule face à l’absence de réaction des convives, elle part à sa recherche et s’engouffre dans l’arrière-monde qui entoure la propriété, une forêt au bord d’un lac nimbée d’une aura surnaturelle. En s’appuyant sur de subtils effets sonores et des séquences en gigogne qui épousent la logique d’un rêve, Lucy Kerr parvient à saisir toute l’étrangeté qui naît d’une situation a priori banale.
Rock Bottom de Maria Trénor
Figure révérée du rock progressif et militant communiste qui n’a jamais retourné sa veste, Robert Wyatt est de ces rock stars qui n’ont pas besoin de panthéon. Signée de la réalisatrice espagnole Maria Trénor, ce film d’animation en rotoscopie (c’est-à-dire tourné en prise de vue réelle, puis redessiné image par image par logiciel) retrace la genèse de l’album Rock Bottom, joyau de jazz-pop mélancolique et intemporel, au gré de flashbacks qui évoquent la liaison entre le chanteur et sa bien-aimée Alfie, jusqu’à l’accident qui a fait basculer la vie du musicien. Le 1er juin 1973, Wyatt – à l’orée d’une carrière solo après son départ de Soft Machine et de son propre groupe Matching Mole – chute de la fenêtre du quatrième étage d’un loft londonien (ici relocalisé à NYC), au cours d’une fête orgiaque au domicile de la poétesse Lady June. Il en réchappe par miracle mais reste paraplégique. S’octroyant quelques libertés narratives, la réalisatrice se focalise sur la relation tumultueuse entre Wyatt et Alfie, retranchés à Majorque où ils passent le plus clair de leur temps à se défoncer, captifs de leur addiction et d’une utopie sans lendemain. C’est dans les reconstitutions de trip sous LSD sur les chansons de Wyatt (notamment lors d’une scène réjouissante en compagnie de Dævid Allen, gourou illuminé du groupe Gong) que le film prend son envol, justifiant pleinement le choix de l’animation. Les fusions de couleurs, le décor idyllique des Baléares et l’élément aquatique entraînent alors le film vers des rivages plus sensoriels, en phase avec les visions sous acide et les intonations si singulières de la musique de Wyatt. Transformée ici en réalisatrice de films expérimentaux qui peine à trouver sa place face au musicien autocentré, Alfie s’impose comme la véritable héroïne – au propre comme au figuré. Trop souvent reléguée à la condition de « muse », elle incarne ici le triomphe de l’amour inconditionnel sur l’ego-trip masculin et l’euphorie fallacieuse des paradis artificiels.
Regards Satellites, du 29 janvier au 9 février et 3 au 6 avril 2025 à l’Écran, Saint-Denis
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