Le titre de cette exposition, Petits Riens, habilement orchestrée par le curateur Stéphane Ibars, pourrait paraître étonnant au regard des œuvres de grand format, pour ne pas dire monumentales qui la composent. Mais à travers ce choix, il s’agit moins pour Pascale Marthine Tayou de parler de taille que de revenir à la base de l’acte créatif : une histoire de formes inspirantes prélevées dans le monde pour créer une œuvre, un objet réflexif, une sorte de miroir qui place le spectateur tout à la fois face à la beauté et à l’effroi. En poétisant le trivial contenu dans les « Petits Riens », son art fait fi des catégories admises et s’aborde d’emblée en tant que construction sociale, culturelle et politique. Des bouteilles en plastique multicolores accrochées à des branches d’arbres morts dépeignent un paysage de désolation traversé d’opacités et de transparences ; des tableaux saturés de bois de canne à sucre entre lesquels sont disséminées de discrètes poupées de chiffon forment une jungle hyper compacte habitée par les récits de l’esclavage ; un tableau né d’une juxtaposition de semelles de tongs diverses renvoie au corps oublié d’individus fondus dans la masse – dans le fameux « village global » cher au sociologue Marshall Mc Luhan. En somme, ce à quoi nous ne portons guère d’attention, pris dans le tissu épais des objets consommables, jetables, se mue en une langue plastique manifeste – de ces langues laissant une empreinte sur la rétine, tout comme sur le territoire invisible de nos hippocampes qui, immanquablement, relient les « petites histoires » à la grande Histoire. « Les Petits Riens, explique l’artiste, c’est mon appel d’urgence face aux terreurs multiples qui me tordent les boyaux. » Ces quantités négligeables ont donc pour lui une valeur métonymique, expriment et dépassent en même temps ce qui limite nos existences, appartiennent à un programme politique – que l’on peut qualifier d’humaniste – puisque les éléments constitutifs de l’œuvre partent de ce qui est là pour imaginer demain, et réenchantent un monde qui est perçu, depuis la postmodernité, comme irrémédiablement désenchanté.
Mise en tension ludique
S’il n’est pas question de se voiler la face, un art engagé, porté par le regard sensible de l’artiste, est bien, pour Tayou, un moyen essentiel qui a pour objectif d’aller au-delà du nihilisme et de participer à tracer des lignes d’espoir sur les horizons sombres du présent. « La couleur, livre-t-il, est la balle dans mon arme et je m’en servirai pour nous extraire du champ des tirs, très loin des chars et autres flèches empoisonnées qui sifflent depuis bientôt trois mille ans dans nos prés. » Chalk Waves B (2023), un tableau de craies polychromes retraçant la dynamique énergique des vagues, assume à merveille l‘idée d’une révolution par la couleur. De même, grâce à l’appel à l’imaginaire de l’enfant qui aime peindre les sols d’asphalte et les tableaux noirs avec des craies, qui aime déplacer l’usage des objets et des formes en réinventant les règles du jeu, ce travail figure un contre-pied aux drames. Face à un monde d’adultes qui lui échappe, le gamin recompose le réel avec de « Petits Riens », avec cinq ou six morceaux de bois dans un assemblage où les lois de l’apesanteur sont défiées. Ce môme qui a grandi, qui a les « boyaux tordus », réagence alors l’organisation de conférences internationales en faveur de la paix, ou autre, des congrès pour l’équilibre de l’ordre mondial, ou réputé tel… Dans la vaste salle en L de la Fondation, l’artiste installe des chaises en plastique par grappes tournées vers un mur sur lequel on peut lire le lieu et la date de chacune de ces conférences, suspend des fanions-guirlandes au plafond, et rappelle que tout le monde a oublié ces rencontres au sommet, qui auraient pu être festives (Plastic Chairs, 2023). Histoire d’enfoncer le clou de la fantaisie, l’installation s’ouvre sur de lilliputiennes tentes disposées face à la « Conférence des Petits Riens, Avignon ». Au cœur de l’espace vidé d’âmes, on reçoit soudain en écho mnésique la comptine Sur le pont d’Avignon diffusée dans une autre salle, à deux pas de la superbe et troublante installation Colonial Ghost (2021-2022). Juste avant de sortir, sous les branches mortes aux doigts de ballons gonflables de Plastic Tree (2014-2015), apparaissent des personnages de la série Poupées-Pascale (2010-2019) ; leurs corps de cristal, leurs bouilles hybrides de pirates, de gnomes, d’épouvantails bizarres surprennent, amusent, interrogent. Ces poupées ont-elles débarqué d’un conte féérique pour aborder les rives d’une réalité triviale ? Une nouvelle fois, une mise en tension ludique avec les conséquences de ce qui organise la société nous amène à prendre la mesure des désastres engendrés par certaines décisions politiques, et nous transporte ailleurs.
World Labyrinth vs Terre commune
Mais qu’il s’agisse de rendre hommage à l’enfance, de dénoncer la pollution, le colonialisme, la mondialisation, les œuvres de Tayou, bien qu’extrêmement poétiques, font que nous gardons les pieds sur terre. Peut-être, au fond, en part-on un temps pour mieux y revenir. Le parcours de l’exposition sert cette dynamique étrange qui va de la conscience au rêve, et inversement. Non seulement il y a des balises dans la plupart des espaces – de lourdes chaînes brisées disposés ça et là, partiellement repeintes avec des « couleurs-espoir » – mais encore, dans la première salle, la représentation d’un labyrinthe donne le la de la partition qui va se jouer de la naissance de la tragédie à des mises en scène ludiques qui redistribuent les cartes. Il s’agit d’une peinture réalisée avec les drapeaux des pays qui découpent notre planète en frontières. Refigurer, avec cette image, le « chaos-monde » d’Edouard Glissant. World Labyrinth (2023) accompagne ainsi nos pas tout au long de cette traversée, son dessin nous hante, nous marchons entre ses allées, longeons les cimaises, habités par le désir de rompre avec l’agencement orthodoxe des lignes droites, conduits par la volonté de faire taire les paroles qui s’envolent ou se dégonflent à l’égal des ballons de baudruche.
Lancés dans une quête pacifique à même de balayer les combats qui ne cessent de meurtrir les chairs, comme si la mémoire était volatile et notre globe impartageable bien que débité en morceaux – comme ces pierres à section carrée, revêtues de couleurs chatoyantes sur une face (Colorful Stones, 2023) –, nous suivons Pascale Marthine Tayou dans le labyrinthe de ses « Petits Riens ». « Pétrir la fange pour sculpter une nouvelle mappemonde à partager » : comment ne pas s’accorder au diapason de ce mantra de l’artiste, et qui ici s’incarne sous les traits du double contrarié de World Labyrinth : Terre commune (2023) ? Ce labyrinthe-ci est explosé, révélant uniquement les cinq continents dans une magnifique terre ocre, lavée de toute frontière – l’image d’une utopie ?
Petits Riens, Pascale Marthine Tayou
⇢ jusqu’au 19 novembre à la Collection Lambert en Avignon