Les ingénieurs informatiques l’ont rêvé : désormais, on se balade tous un écran quasiment greffé au corps. Une petite plaque de verre lumineux au bout du bras, comme une extension de la main, qui déverrouille les portes d’une existence numérique, redéfinissant nos relations humaines, le rythme de nos échanges et l’étendue de nos représentations. La commissaire d’exposition et directrice du Louvre Lens Marie Lavandier propose de passer de l’autre côté : que se passe-t-il lorsque l’on plonge totalement dans ce monde numérique alors qu’on a pour habitude de rester à sa surface ? Panorama 24 — L’autre côté met en scène l’intérieur de cet objet que nous promenons tous les jours et que nous ne considérons pour lui-même que rarement, à travers une série d’images et de films, entre rêves et cauchemars, pour tenter d’en saisir la part d’inconscient.
Fantasmes dystopiques
Dès l’entrée de la grande halle du Fresnoy, plongé dans une obscurité aussi épaisse qu’inquiétante et animé par la cacophonie des dizaines de vidéos présentées, le visiteur perçoit une double ambition : recenser les productions annuelles des étudiants de l’école et proposer une archéologie contemporaine par le prisme des écrans. À l’intérieur de l’espace d’exposition, la vie humaine semble un jeu de rôle numérique animé par des interactions entre une surface de verre et une empreinte digitale. Tomber amoureux, trouver un travail, joindre ses proches, lire, noter, s’informer, imaginer… le constat n’est pas nouveau : l’essentiel des rites sociaux peut s’effectuer par le truchement de l’écran. Panorama 24 — L’autre côté met en scène ces rituels, comme dans l’installation vidéo Invisible Filter, où Ethel Lilienfeld montre comment la conscience de l’image de soi donne naissance à un avatar numérique. L’installation projette sur des écrans ces doubles augmentés que nous avons pris l’habitude de modeler par l’intermédiaire de nos habitudes sur Internet. Filtres et selfies impulsent de véritables bouleversements anthropologiques, tant nous avons tendance à les incorporer rapidement à nos réflexes : prendre une photo ou créer des stories sur les réseaux sociaux. Mais en dévoilant la noirceur latente à même les écrans, l’exposition ne se limite pas à l’analyse sociologique ou anthropologique des comportements numériques contemporains, ceux-ci déterminent aussi nos imaginaires. Aussi la pièce If-you-dont-go-anonymous-on-this-one-its-not-deep-or-dark-enough de Agata Wieczorek propose-t-elle une mise en scène de fantasmes violents, en empruntant aux codes du dark web et de la pornographie notamment, sorte d’horizon omniprésent et discret de nos navigations quotidiennes.
L’inconscient des machines
Toutefois, le tableau noir dressé dans un premier temps par l’exposition reste constellé d’étoiles : Marie Lavandier suggère que les écrans sont autant d’horreurs que de rêves et de mythes possibles. En témoigne la balade entre le Levant et le Couchant que propose Fredj Moussa dans Solar Noon, où des personnages se promènent au gré du soleil dans un paysage onirique et loufoque. Cette vidéo met en scène des rituels performés par des personnes réelles costumées en avatars, affublées de bâches vertes et jaunes, de chapeaux beiges et de toges roses. Ces personnages se lancent dans une quête mystique grâce aux objets exposés dans la halle, comme autant de vestiges de cette même quête : rouleau de matière textile rose ou coiffe imposante jaunâtre. De l’amusement à l’inquiétude, ils passent au peigne fin une étendue désertique, au risque de libérer des monstres cachés sous le sable. L’œuvre exorcise ces figures inquiétantes, les névroses qui rodent tous les jours sous nos doigts, dans le recoin d’un feed Instagram, derrière les mots d’une newsletter, sous un menu déroulant d’application, ou derrière une vidéo Youtube. Solar Noon recompose une matière psychique ambivalente et suppose que les machines, aujourd’hui prolongement des hommes et pensées par leurs soins, ont aussi un inconscient.
L’intensité de la pensée numérique
Au vu du foisonnement de vidéos présentées, toutes plus obscures, plus attirantes et oniriques les unes que les autres, on en vient à se demander si la « vraie vie », la libre imagination, ne se trouverait pas de l’autre côté des écrans. En effet, l’expression « réalité augmentée » frappe la déambulation : les pièces ouvrent une multiplicité de vies possibles, d’expériences uniquement envisageables par le numérique. À l’image de la fluidité d’accès aux informations, aux documents et aux archives que permettent les écrans. L’installation Herramientas de distancia y cercanía de Daniel Peñarando Restrepo. Une succession massive d’images et d’extraits de textes suspendus à des bras métalliques relate les inspirations qui traversent l’esprit de l’artiste depuis 2010, lequel rappelle que la libre association d’idées n’a jamais été aussi fluide que par l’intermédiaire des écrans. « D’un coup de doigt glissé sur le verre, je passe de la lecture d’un livre numérique à un article de presse lu et archivé dans ma galerie photos en 2018, que je compare à un texte stocké dans mes mails il y a deux heures, pour le partager et en discuter avec un ami sur Instagram, tout en écoutant une émission de radio en différé ou un morceau de musique, avant de retourner au visionnage d’un documentaire vidéo. » Le visiteur, muni d’un casque audio équipé d’un senseur d’orientation, entre dans cette gymnastique intellectuelle, à l’aide d’objets sonores développés en collaboration avec le compositeur Lorenzo Targhetta. Cet écosystème sculptural simule le musée imaginaire que nous avons tous à disposition grâce aux écrans, nous donnant accès aux screens, aux moodboards et autres extraits de textes glanés çà et là sur Internet. Autant d’éléments nous permettant d’élargir nos imaginaires, de penser quotidiennement des réalités qui nous sont éloignées. En associant rapidement des fragments d’objets culturels, on penserait plus vite et plus librement dans cet espace d’avatars et de réseaux que nous nous sommes façonnés à coup de terres rares et d’avancées techniques.
Désarroi psychique
Pour l’artiste Anaïs-Tohé Commaret, la réponse est vite vue. La superbe vidéo Huit raconte l’histoire d’une enfant qui tente d’apprendre à rêver dans un monde somnolent. Les images évoquent l’indolence d’une existence menée par le rêve dans un décor urbain et bétonné hostile, imposant à ses habitants de se placer toujours au bord de la fiction. À l’image de trois jeunes filles qui trainent un après-midi sur le site de rencontre en live Omegle, que le spectateur rencontre en position de voyeur, face caméra. Elles évoquent leur désir de shift, cette pratique semblable à l’auto-hypnose, en grande partie démocratisée par TikTok, qui permettrait littéralement de changer de réalité en fermant les yeux. Paradoxalement, nos errances numériques, version amoindrie des relations humaines, nous conduiraient presque à redécouvrir le rêve. Huit sonne alors comme une mélancolique méditation, permettant de synthétiser l’impression, baignée d’inquiétude, que l’exposition laisse derrière elle : tourner en rond au milieu d’un désert numérique, assoiffé de rêves et de relations en chair et en os.
> Panorama 24 – L’autre côté, jusqu’au 31 décembre au Fresnoy, Tourcoing
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