Portrait extrait du N°117 de Mouvement
Lors de sa visite à la Biennale hispano-américaine de 1951, quelqu’un prit soin de prévenir Franco quand il s’apprêtait à entrer dans la « salle des révolutionnaires ». Imperturbable, le dictateur répliqua : « Tant que ce n’est que comme ça qu’ils se révoltent… » L’anecdote, issue des mémoires du peintre Antoni Tàpies et devenue courante en Espagne, aurait de quoi décourager les plus naïfs des artistes se réclamant encore ouvertement de l’étiquette « politique ». Quelque 60 ans plus tard, il serait alors réjouissant d’interpréter le projet Resurrección de Núria Güell comme une riposte symbolique (quoiqu’un peu morbide) à l’arrogante indifférence de Franco. En 2013, l’artiste espagnole fondait une association au nom de maquisards catalans (donc décédés) pour acheter en ligne du merchandising de propagande à la Fondation Franco, et l’enterrer sur le bas-côté d’une route, là où le sont des milliers de victimes du franquisme. Profitant du délai de rétractation de PayPal, l’achat a été annulé après la livraison, et la somme jamais versée. De mèche avec des cellules d’activistes politiques, l’artiste leur a filé la combine pour la réitérer à d’autres fins. « Mes travaux artistiques servent souvent de cobaye pour d’autres opérations », pose-t-elle avec pragmatisme.

Mais Resurrección n’est qu’une pécadille à l’échelle des actions menées par l’artiste depuis. Élaborer des stratégies pour révéler les incohérences du droit et des autorités qui l’appliquent est devenu son champ d’intervention, et certains de ses faits d’armes l’ont distinguée dans son pays – elle a d’ailleurs cherché à perdre administrativement sa nationalité pour une performance, en vain. Rien ne prédestinait pourtant cette quarantenaire catalane à s’aventurer aux frontières de l’illégalité – « J’ai peur de la police ! », répète-t-elle attablée au café du CCCB à Barcelone, mastodonte d’art contemporain typique des institutions culturelles avec lesquelles elle a connu bien des déconvenues. Originaire d’un patelin dans l’agglomération de Gérone, elle y vit encore, déconnectée de la vie artistique métropolitaine. « Je viens d’une famille où l’art n’existait pas, mes parents ont travaillé très jeunes, raconte-t-elle avec l’assistance en anglais de deux amis barcelonais. Ils ont accepté que j’étudie l’art à la condition que je sois capable de l’enseigner pour m’assurer un job. Depuis, j’ai principalement vécu chez eux pour ne pas payer de loyer – dans une cabane au fond de leur jardin, puis dans la maison de mes grands-parents. Ici, je n’ai presque pas de lien avec la scène artistique – tout au plus, une dizaine de connaissances, dont mon ex-mari Levi Orta, ou l’artiste Santiago Sierra [célèbre pour des pratiques pas moins conflictuelles – Ndlr]. Je ne vais qu’à mes vernissages, jamais à ceux des autres, et je lis seulement quelques critiques sur des artistes qui m’intéressent. À Vidreres, mes amis n’ont pas de contact avec la vie culturelle. » C’est d’ailleurs eux qu’elle consulte pour tester la pertinence des projets qu’elle mijote : « J’ai deux critères pour concrétiser une idée : qu’elle pousse un peu plus loin que ce qui se fait déjà dans ce domaine, et que mes potes locaux la trouvent intéressante. La plupart du temps, ils me disent que c’est un peu léger, que je dois y aller plus fort. »
UN RUISSELLEMENT EFFICACE
Ses contacts pros dans le monde de l’art ne se sont pas montrés aussi encourageants lorsqu’elle a entamé une collaboration avec deux figures du militantisme anticapitaliste, en 2010 : le faux-monnayeur Lucio Urtubia, connu pour un détournement de 20 millions de dollars en chèques voyages en 1979, et Enric Duran, rebaptisé Robin des Banques dans la culture populaire pour avoir ouvertement usurpé près de 500 000 euros à plusieurs banques espagnoles via un montage quasi légal. La contribution de Núria a pris la forme d’une campagne éducative : publication d’un fascicule pour répliquer la combine d’Enric (assez balaise, il faut en convenir), interventions dans quelques lycées qu’elle est parvenue à convaincre et conférences dans des cadres variés (clandestinement dans des garages, puis dans des lieux d’art consentants). « J’envisage tous mes travaux comme des modes d’emploi, tout est en accès libre sur mon site, insiste-t-elle. Plusieurs personnes se sont manifestées pour mettre en œuvre le système d’Enric, j’ai été contactée par beaucoup de monde, des réunions secrètes ont eu lieu, mais j’ai dû cesser d’y participer, étant la figure visible du projet – j’ai fini par recevoir des menaces de mort, avec la photo de la maison de mon père. Cependant, cette expérience m’a confirmé quelque chose : les structures d’autorité n’ont pas intérêt à révéler leurs failles, c’est pourquoi souvent elles ne réagissent pas quand on les trompe. Aucune banque n’a poursuivi Enric Duran, c’est l’État qui l’a fait. De la même manière, ni la Fondation Franco, ni Paypal, ne sont revenus vers moi alors que je les ai techniquement volés. » Il en va de même pour son œuvre Intervención #1 : en 2012, la Caisse d’Épargne Méditerranéenne rachète aux enchères, pour une somme dérisoire, les appartements d’habitants insolvables, expulsés. Núria crée une coopérative, embauche un maçon et lui fait retirer les portes des appartements en question. Les habitants ont ainsi pu réintégrer leurs logements sans être inquiétés, l’effraction étant commise par une autre entité. La banque n’a jamais intenté aucune action.

Cette pratique de la preuve par l’absurde, ce renversement des schémas juridiques contre eux-mêmes pour en disputer la légitimité, est analogue aux rapports de force que Núria entretient souvent avec les institutions culturelles qui se risquent à travailler avec elle, généralement à l’initiative d’un curateur chevronné. En 2014, elle entreprend d’embaucher des personnes Roms à la récolte de dons pour la culture dans le cadre d’une commande de la Public Art Agency de Suède. Un scandale éclate alors au moment de l’examen public du projet et provoque son abandon. À la place, Núria propose d’interviewer les directions de structures partenaires, avec les mêmes personnes comme équipe vidéo : plus de réponse. Malgré cela, contrats et salaires sont maintenus (à ne rien faire !), et les Roms obtiennent de fait leurs permis de travail. « Bien d’autres projets ont pu être intégralement menés à bout, mais au prix d’interminables négociations qu’aucun autre artiste n’a dû endurer à ma connaissance, soulève-t-elle. Généralement, les institutions finissent par accepter, par peur de la polémique qu’elles encourent en me censurant. De fait, toutes ces institutions ne travaillent avec moi qu’une seule fois, jamais deux. On ne me rappelle pas… »
UN DATE AVEC DES FLICS
Si ses collaborations avec les centres d’art se jouent dans le conflit, Núria Güell a besoin de l’adhésion et du consentement sans limite des protagonistes impliqués dans ses travaux, en particulier quand ils sont socialement vulnérables. Dans le cas des Roms ou de demandeurs d’asile, la prise de contact se fait par l’intermédiaire d’associations, et les termes de la performance sont rigoureusement établis afin de s’assurer que les participants soient bien des « complices » en pleine conscience. Pour Aide Humanitaire en 2008, l’un de ses travaux les plus remarqués, elle lance un concours de lettres d’amour à La Havane – où elle a vécu –, et charge un jury composé de travailleuses du sexe d’en désigner le vainqueur. Le trophée ? Épouser Núria pour les papiers, le graal pour bien des Cubains en demande d’exil. Le gagnant, un certain Yordanis, « l’a vécu comme s’il avait gagné à la loterie, relate Núria. Nous n’avons pas vraiment respecté les modalités conjugales durant les 6 mois nécessaires à l’obtention de sa nationalité – il n’a pas vécu chez moi, il me semble qu’il connaissait des sugar daddies à Majorque. Lors de rencontres publiques sur le sujet en Europe, on m’a souvent reproché de l’exploiter, ce qui a choqué mon ex-mari [artiste cubain avec lequel elle s’est mariée par la suite – Ndlr] : comme il le relevait, il n’y a que dans les pays riches que l’on croit les pauvres incapables de penser par eux-mêmes, et ainsi victimes du moindre abus. »

Fréquemment impliquée dans le militantisme classique (occupations, Indignés, etc.), il importe peu à Núria Güell de qualifier ses travaux « d’art », si ce n’est pour se procurer des moyens de production, de la visibilité, un médium, et tout simplement un prétexte pour le faire. Sa spontanéité contraste avec bien des artistes à la posture plus affirmée, aux ambitions bien pavées et aux discours très charpentés. Elle reconnaît par exemple n’avoir pris en compte que récemment la forme et la monstration de ses œuvres – et ce n’est toujours pas une préoccupation centrale. « Certes, j’ai voulu dès l’enfance être artiste, se rappelle-t-elle. J’ai fait une école d’art mais je ne me retrouvais pas dans cette mystique de l’œuvre jaillissant “de l’âme” qu’on nous enseignait. J’ai même fait un peu de sculpture en sortant d’école. Mais dès ma première exposition, j’ai compris que j’étais frustrée. Ce n’était pas ce que je devais faire. J’ai tout quitté pendant 6 mois, et je suis repartie à Cuba, où j’avais déjà un peu étudié, pour suivre le cours – normalement réservé aux Cubains – de Tania Bruguera[figure majeure des pratiques participatives, qui lui ont valu quelques arrestations dans son pays, Ndlr] ». Un des premiers travaux de Núria, Contribution des forces de l’ordre, documentait ses flirts avec des flics de La Havane, harceleurs de rue patentés. Invités à un date, ceux-ci se rendaient en fait au vernissage de l’exposition qu’elle avait quitté juste après l’avoir montée. « Ces actions me semblent pertinentes pour remettre en cause les structures de notre réel, mais je les fais avant tout pour ma salubrité – c’est ce qu’affirme ma psychanalyste, qui trouve que je gère mes projets mieux que ma vie. Ceux qui prétendent faire de l’art social pour les autres le font souvent pour leur carrière et leur bonne conscience. Je fais tout sauf ducare. »

Pour sa seconde exposition française, qui se tient ce printemps, Núria Güell souhaitait réactiver une pièce consistant à embaucher comme gardiens d’exposition des détenus en semi-liberté, condamnés pour vol d’objets d’art – mais la galerie parisienne, Salle Principale, n’a tout simplement pas les ressources pour un tel dispositif. Preuve que l’artiste consent parfois à renoncer face à des réalités techniques – « un projet de banque offshore, pour financer des opérations de désobéissance financière, n’a jamais abouti parce qu’irréalisable ». Jauger de la viabilité de ces opérations requiert souvent l’étude d’un réseau d’avocats spécialisés, dont certains ont préféré rester anonymes, en particulier ceux travaillant sur le droit à l’immigration. Mais il ne faudrait pas voir en ces précautions juridiques le signe d’un attendrissement de l’artiste au bout de 15 ans d’activité. Ses projets accèdent plus difficilement aux subventions aujourd’hui qu’hier, une frilosité qu’elle met sur le compte de l’impératif de bienfaisance auquel l’époque soumet l’art.
Paraules d’amor de Núria Güell, exposition jusqu'au 17 mai à la Salle principale, Paris
Texte : Thomas Corlin
Photographie : Arnau Bach, pour Mouvement
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