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Chère Ariane, Cher Patrice,

Tout à l'heure, au Cloître des Célestins, j'étais près de vous et je vous ai entendus avec incrédulité, tristesse et inquiétude. Je n'ai pas pu vous répondre tant j'étais bouleversé. Un jeune homme l'a fait avec cœur et émotion. Je veux croire que Julien Bouffier, avec son admiration et son amour pour vous, aura su vous toucher.
Vous êtes, pour toute une profession, deux phares, deux points de repères par votre talent, votre aura de géants du théâtre et par votre engagement, jusqu'à ce jour, sans faille. Je n'ai aucune leçon à vous donner. Au contraire, vous avez toujours été pour moi des exemples. J'aimerais comprendre et je ne comprends pas. J'ai essayé de me dire, peut-être ont-ils raison. Mais au bout du compte, non, non et non, vous n'avez pas raison.
Tu penses, Patrice, que cette réforme est juste. Libre à toi de le penser. Mais le dire devant les caméras de télévision te donne une responsabilité immense. Tu le sais, ta parole compte plus alors que n'importe quelle autre, que celle de ces milliers d'artistes et de techniciens qui se battent pour leur survie, désespérés de ne pas être entendus, eux. Cette réforme n'est pas juste qui condamne au RMI, tu le sais, nous le savons tous, entre 15.000 et 20.000 personnes. Non, notre profession n'a pas le droit de condamner 15.000 à 20.000 personnes à une précarité totale. Ce sont les plus faibles, les plus fragiles, les plus démunis d'entre nous, ceux qui ont le plus besoin de solidarité. Ce sont souvent aussi les plus jeunes, ceux qui entrent à peine dans ce métier avec le rêve d'en faire leur vie. Et nous, que cette réforme ne concerne pas aujourd'hui (je ne préjuge pas de demain), nous accepterions cet immense gâchis, nous le cautionnerions, pire nous l'approuverions. Je te dis simplement: Non.
Tu dis, Ariane, que la grève n'est pas la bonne méthode, que notre vraie force est d'exercer notre métier, notre art. Que nos spectacles parlent, pour nous, plus fort que tout le reste. Et tu as raison. Nous faisons tous ce métier pour changer le monde. Oh, un tout petit peu, mais ce peu est immense, il est toute notre grandeur. Mais pourtant... Pourtant, Ariane, nous n'avons pas le choix. En effet, nous essayons depuis des mois de nous faire entendre, d'alerter nos ministres, nos élus, sur notre détresse, sur les réformes nécessaires et urgentes à apporter, sur le sous-financement chronique dont souffre le spectacle vivant depuis des années. Et rien ne se passe. Rien ne bouge. Silence radio. Silence télé. Silence journaux. Depuis quand parle-t-on enfin de nos problèmes quotidiennement, à la radio, à la télé, dans les journaux? Depuis la grève des intermittents. Depuis quand saisit-on enfin un peu l'état catastrophique de notre situation? Depuis la grève des intermittents. C'est cette grève qui a refait du spectacle vivant un enjeu de société. Il s'agit là d'un moment historique à saisir. Si tel ou tel festival, tel ou tel spectacle n'a pas lieu aujourd'hui (ce que bien sûr personne ne souhaite) c'est pour qu'il puisse encore avoir lieu demain. Ensemble nous pourrons sortir grandis de cette bataille. Tu dis que nous nous tirons une balle dans le pied. Bien sûr que non. Tout à l'heure tu nous as tiré une balle dans le cœur. Cette grève des intermittents, au contraire de ce que tu affirmes, nous redonne notre place et notre dignité, elle nous dit et dit au monde: notre existence importe; sans les artistes et les techniciens du spectacle vivant le monde est moins beau, moins vivant, moins vivable.
Reste des nôtres, Ariane, Reste des nôtres, Patrice. Nous vous avons tant aimés, nous avons tant besoin de vous. Voilà ce que j'aurais dû vous dire tout à l'heure, mais je n'ai pas pu. Je vous admire trop.
Un mot encore pour finir. Technique celui-là. Cette «réforme» ne règle rien. Elle a été faite une calculette à la main. Pour les «réformateurs», rien de plus simple: si le déficit réel du régime spécifique d'assurance-chômage des artistes et des techniciens du spectacle est d'environ 250 millions d'euros (et non pas 800 millions d'euros comme on l'entend dire trop souvent --en effet la Cour des comptes a chiffré à 220 millions d'euros pour 2001 la différence entre le coût de ce régime spécifique et ce qu'auraient coûté les mêmes personnes indemnisées au régime général). Il suffit donc de doubler les cotisations d'assurance-chômage (gain 100 millions d'euros) et de «licencier» 25% des indemnisés du secteur (gain 150 millions d'euros). 100 + 150 = 250 et le tour est joué.
C'est non seulement un raisonnement cynique mais imbécile. C'est, bien sûr, toute l'économie du spectacle vivant qui se trouve déséquilibrée.
Le rapport Roigt et Klein, diligenté par le ministère du Travail et le ministère de la Culture, désigne courageusement les responsables des tricheries qui plombent le système de l'intermittence:
- en premier lieu, les patrons-tricheurs de l'audiovisuel et du cinéma privé qui se servent de ce système pour faire (je cite) «de l'ingénierie financière» autrement dit qui augmentent par-là leurs bénéfices;
- en second lieu, les collectivités publiques (Etat et collectivités territoriales) qui, sciemment ou pas, se servent de ce système pour financer à moindre coût leurs politiques culturelles.
Or, ce sont eux, précisément, les grands gagnants de la «réforme» si décriée. Ils sortiront de cette «réforme» indemnes. Je dirais même confortés dans leurs comportements irresponsables. Une fois encore, la seule réponse, ultralibérale, apportée par une «réforme» se solde par un licenciement massif.
Ce n'est pas acceptable.
Il nous faut arrêter cette mascarade. Pour cela Chère Ariane et Cher Patrice nous avons besoin de tous, nous avons besoin de vous.
Jean-Claude Fall
Directeur du Centre Dramatique National de Montpellier Languedoc-Roussillon - Théâtre des Treize Vents
PS: J'ai vu les larmes ravalées de mon ami Jean-Paul Montanari (directeur du Festival Montpellier-Danse), celles de tous ceux qui se sont dévoués corps et âme pour faire exister, malgré toutes les difficultés, les festivals qu'ils dirigent, pour accueillir les artistes qu'ils aiment, pour offrir aux publics des spectacles qui aident à «résister à l'amoindrissement du monde» (Michel Cournot). Je comprends la tristesse, la colère et l'angoisse de Bernard Faivre d'Arcier. Mais tous devraient savoir que rien là, bien sûr, n'est dirigé contre eux. Que tous nous rêvons, et parfois ce rêve devient réalité, d'être invités à confronter nos œuvres à leurs publics. Enfin (et c'est plutôt le commencement) les publics savent que nous n'existons qu'à travers eux, pour eux. Qu'ils changent le monde avec nous. Que c'est bien ainsi. Et que c'est ensemble qu'il faut nous battre aujourd'hui pour qu'il en soit ainsi demain.
Nuit du 2 au 3 juillet 2003.

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