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Un reportage extrait du Mouvement n°114



Nous savions déjà, grâce à Bolloré, que les poids-lourds du capitalisme breton se pensent comme des pionniers-défricheurs, investis d’une mission mystico-identitaire. Pour le prouver, petits et grands patrons subventionnent la Vallée des Saints : un parc de 170 statues au beau milieu de la péninsule. « Projet fou pour l’éternité » ou véritable ego bad trip ?

La guide conduit un petit groupe de visiteurs au chevet de  l’une des statues monumentales disposées en cercle au pied  de la colline : c’est une sorte de grand moine barbu avec cape  et crosse, un animal à ses pieds. « Lui, c’est saint Pol Aurélien.  À votre avis, quel est cet animal ? Un agneau ? Non. Ne vous fiez  pas à sa taille, et pensez légende ! Oui, un dragon ! Regardez les écailles sculptées sur sa peau. » La guide prend alors une voix  de conteuse, plus suave et mystérieuse : « Il s’agit du féroce dragon que Pol Aurélien a combattu à l’île de Batz. On raconte qu’en  jetant son étole autour du cou du monstre, il le traîna jusqu’au rebord d’une falaise et lui ordonna de se jeter à la mer. Le dragon périt noyé…» Un enfant accroupi cueille des petites fleurs  jaunes, visiblement peu sensible à la magie du mythe. Un autre  visiteur grisonnant écoute en souriant benoîtement. Plusieurs statues sont ainsi passées en revue : chacune son attribut et  son histoire, aux sources incertaines. La plupart de ces saints  le sont devenus par la vox populi locale et ne sont pas reconnus par Rome. « Des questions ? » Silence. Le vent souffle sur la Bretagne armoricaine, dont ce qu’il reste du paysage bocager  s’étend sous nos yeux à perte de vue. 





Faire son beurre

 

Il est temps de dissiper un malentendu : la vallée est en fait une  colline. « Un projet fou pour l’éternité », selon les mots de son concepteur, Philippe Abjean, catholique revendiqué et prof de philo à la retraite. Objectif : faire sculpter pas moins de 1 000  statues monumentales en granit armoricain à l’effigie des saints  bretons afin de « retracer l’évangélisation chrétienne de l’ancienne Armorique dont est héritière la Bretagne d’aujourd’hui»,  d’après le panonceau à l’entrée du lieu qui se veut « le reflet de la foi populaire des Bretons », et vise à « transmettre les valeurs pour lesquelles ils ressentent un fort attachement ». À l’origine,  le projet est cofondé avec trois autres personnes, dont l’actuel directeur, Sébastien Minguy, jeune actif breton venu de  la banque et désormais entièrement dédié à la Vallée. Le lieu doit contribuer à l’attractivité touristique de cette partie du territoire durement touchée par la migration rurale. L’association qui porte le projet est membre de « Produit en Bretagne », dont le logo est apposé sur un imposant bloc de granit à l’entrée du  site. Ce puissant réseau est une émanation du lobby patronal  breton, qui réunit tout le monde de Ouest-France à Leclerc en passant par le pâté Hénaff, et dont le siège – l’Institut de Locarn, récemment rebaptisé « Le Keréden » (village du paradis) – se trouve sur la commune voisine. Son credo ? Sébastien Minguy nous le remet en mémoire : « La culture est importante pour le développement économique. » Les statues, dont le coût moyen  avoisine les 17 000 €, sont financées par du mécénat. Parmi les donateurs, beaucoup de membres de « Produit en Bretagne »,  mais aussi des particuliers. Hommage ou ego trip, image ou  bigoterie, il y en a pour tous les goûts. Quand une statue est  financée, on la confie à l’un des sculpteurs qui gravitent autour  de la Vallée. Ils sont une trentaine à y travailler épisodiquement,  en parallèle de leurs propres ateliers. Le cahier des charges est  établi par la direction et les mécènes, et les statues sont sculptées en 4 semaines, sur un chantier à l’entrée du site, visible par  tous. Une mécanique bien huilée, et productive. Aujourd’hui, la Vallée des Saints cartonne : 170 statues contemplent 400 000 visiteurs par an en moyenne, venant pour la moitié de Bretagne.  Une affluence qui hisse la Vallée parmi les attractions touristiques les plus visitées de la région.







On comprend mieux pourquoi la petite route de campagne qui chemine vers le site est bardée de panneaux « Interdit de stationner ». On comprend encore mieux quand, enfin arrivés à  bon port, on nous annonce un parking obligatoire à 6 €. C’est  peut-être nos origines bretonnes, justement, mais on est rétifs à  la taxe, surtout en pleine nature. Demi-tour : on se verrait bien arriver par un chemin de traverse. C’est chose faite de l’autre  côté de la butte, par un sentier qui monte depuis une chapelle du  XVe siècle. C’est comme ça qu’on a découvert les lieux : d’abord  la vue panoramique sur le Poher, du nom de cette contrée à cheval sur le Finistère et les Côtes-d’Armor. Au loin, le village de Carnoët, son clocher, les toits des maisons du bourg et, à gauche  du village, une imposante usine. Dans le champ en contrebas,  un troupeau de Bretonnes pie noir broutent tranquillement.  Les visiteurs déambulent parmi les statues. Il y a les consciencieux qui arpentent méthodiquement le site fascicule à la main;  les joueurs qui souhaitent deviner à quel saint ils ont affaire;  les amoureux qui se bécotent dans l’herbe fraîche et n’ont que faire des statues ; les affairés qui veulent retrouver le saint de  leur prénom ou celui de leur village, plantés comme devant un présentoir de bols bretons. 




Sacré cœur de breizh


Un jeune sculpteur breton et bretonnant, déjà une quinzaine de  statues à son actif pour la Vallée, quitte un instant le chantier pour nous faire faire le tour de ses créations. Ironie de parcours, Goulven Jaouen a débuté dans un atelier spécialisé dans le faux  vieux, genre fausses vieilles cheminées en granit pour longères néobretonnes stylisées. Ici, il a développé son style bien à lui : le genre santon, ce n’est pas son truc. On devine plutôt des influences néogothiques mâtinées d’heroic fantasy. Il avoue dans un sourire être « toqué des cathédrales ». Pour lui, ce lieu « c’est  un peu comme Carnac. On peut ne rien savoir de ces statues et se faire soi-même sa petite mythologie. On devient mystique à force de traîner ici. »  Mais Goulven est déjà retourné à son ouvrage : quatre semaines, c’est très court. Lui et son marteau-piqueur disparaissent dans un nuage de poussière de granit. En ce milieu d’après-midi, les visiteurs commencent à se faire plus nombreux entre les sculptures. Au fond, tout ça ne ressemble guère plus qu’à une balade bucolique en accès libre. Du côté de  la direction, on le martèle à l’envi : « Le site a vocation à rester gratuit. » Mais comme disent les saints d’une autre valley, en silicone celle-là : « Si c’est gratuit, c’est vous le produit. » Le bruit lancinant des disqueuses repart de plus belle. Les sculpteurs ont  repris leur labeur, comme un pays qu’on découpe ou une identité  qu’on fabrique. Pour quoi faire, après tout ? 


« La Bretagne colle avec ce genre de projet  à une époque très marquée par les idéologies identitaires »



L’auteure Françoise Morvan, originaire d’une commune voisine  et résidant à Rennes, a sa petite idée. Au téléphone, elle se désole : « C’est un projet politique qui veut une Europe propre, sur laquelle faire du business. » Elle voit dans la Vallée le prolongement de la dérive identitaire et ultralibérale du nationalisme  breton qu’elle dénonçait déjà en 2002 dans Le Monde comme si, paru chez Actes Sud. À l’époque, elle menait une réflexion sur  l’instrumentalisation de la langue et de la culture bretonnes à des fins politiques et commerciales. « Ça fait 20 ans, et rien n’a changé. » Sur le fond, elle déplore que ces histoires de saints bretons, « créations politiques de l’Église, inventées sur plusieurs siècles, soient présentées comme une réalité ou comme une expression pure émanant du peuple breton ». Elle continue à documenter sa recherche sur un blog qu’elle alimente de billets critiques écrits au gré de l’actualité pour « donner voix à la tradition populaire telle qu’elle a pu nous être transmise, comme une source vive, à préserver comme précieuse et fragile entre toutes. »  Autre rare voix discordante, le critique d’art Jean-Marc Huitorel s’émeut d’un projet qui « préfère la plasticité des mythes et des légendes à la rigueur de l’histoire et les approximations de l’imaginaire aux recherches scientifiques, hélas moins complaisantes.»  Il enfonce le clou : « La Bretagne colle avec ce genre de projet  à une époque très marquée par les idéologies identitaires » Une cinéaste installée sur une commune proche refuse carrément de  se prononcer publiquement, de guerre lasse dans une région où, selon elle, « on préfère comme ailleurs le conflit à l’intelligence, à la compréhension ».


Le jeune directeur Sébastien Minguy se défend de promouvoir quoi que ce soit : « La Vallée des Saints, c’est ce que les gens veulent bien mettre derrière. » Soit. Mais quand même, il ajoute :  « Dans une époque comme la nôtre, les gens ont besoin de repères,  d’une accroche spirituelle. » Dans une courte vidéo de France 3  Bretagne, on le voit raconter l’illumination qu’il a eue pendant  le confinement, quand le site a dû fermer et qu’il s’est retrouvé  seul au milieu des sculptures. « En posant la main sur le granit d’une statue », il a compris que « pour résister à ce type de tempêtes », il fallait que les Bretons soient comme elles, « bien ancrés dans leur territoire, bien enracinés ». Pas d’idéologie on vous dit. 








Le rêve Armoricain

 

Hervé Le Goff est administrateur de l’association et responsable de la boutique qui s’est installée dans un bâtiment flambant neuf à l’entrée du site, où l’on peut acheter toutes sortes de produits dérivés, des marinières aux torchons de cuisine en passant par le coffret de produits régionaux, le tout estampillé Vallée des Saints. « Une professionnalisation visant à financer le confort de l’accueil du visiteur », nous précise Hervé Le Goff. C’est cette « professionnalisation », justement, qui a fâché le prof de philo fondateur : retiré depuis 2020, il a publié dans la foulée un brûlot dans lequel il déplore, avec un lyrisme missionnaire, le tournant mercantile de ce qui aurait dû rester un « haut lieu où souffle l’esprit ; le creuset d’un réveil spirituel et culturel au cœur du pays breton ». Il en profite aussi pour égratigner ce qu’il considère comme l’inacceptable laïcisation du site. En effet, les statues ne sont plus inaugurées par « le goupillon du prêtre » mais « par le gui et la serpette de druides, version Panoramix, invités spécialement depuis le Pays de Galles. » Pour lui, les saints, ça n’a jamais été de la blague. Ces saints sont « guérisseurs », assène-t-il dans ces pages, « et pas seulement du furoncle ou de l’infertilité. Mais de toutes les maladies du monde moderne, consumérisme, acédie, hédonisme, relativisme, logorrhée vaincue par le goût du silence, paresse balayée par la joie de la mission. » De quoi vous faire frissonner l’échine, avec l’humidité qui tombe et la nuit qui s’annonce.


Qui pourrait se douter que ce paysage si serein devient à épisodes réguliers le théâtre d’affrontements à fleurets non mouchetés et tribunes interposées ? Probablement pas cette jeune fille en tenue intégrale de Pikachu que l’on aperçoit en pleine séance de selfie avec sainte Rivanone, alors qu’on redescend vers notre parking sauvage près de la chapelle. En retraversant le bourg de Carnoët, un dernier détail attire notre attention : les statues vermoulues du calvaire du village, face à l’église, n’ont plus de têtes. Après une rapide recherche, on croit comprendre qu’elles ont été coupées à la Révolution. On rallume le moteur en pensant, songeur, à une époque moins respectueuse des idoles en ces lieux.




Texte et photographie : Matthieu Le Goff, pour Mouvement

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