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Héritiers kitsch de la tradition napolitaine, superstars dans leurs quartiers mais moqués par le reste de l’Italie, les chanteurs de neomelodico règnent sur un business parallèle, convoité et critiqué pour ses liens avec la mafia. Reportage sur les bords du Vésuve, au plus proche de ceux qui chantent la passion, la prison et la galère du quotidien.

« Et le parmesan, il est où bordel ? » Pépé Attanasio est inquiet et la chaleur des faux chandeliers le fait suffoquer. Quand il aperçoit enfin les majordomes débiter une montagne de fromage dans un saladier, il reprend son souffle et desserre son nœud papillon. Pépé joue gros ce soir. Pour le baptême de son fils, il a convié la fine fleur du showbiz napolitain à la Rosa Russa, une grande villa nichée à flanc de Vésuve. Une soirée démonstration de force pour cet ancien chanteur, aujourd’hui mari et imprésario de la nouvelle coqueluche de la chanson napolitaine : Giusy Attanasio. Au milieu du hall, elle porte dans ses bras son enfant serré dans un costume trois pièces et attifé d’un haut-de-forme. Chanteurs, actrices, humoristes et animateurs de télévision se pressent autour d’elle, les bras chargés de cadeaux. Une véritable Épiphanie en plastique où les rois mages, tatoués de portraits de Jésus multicolores, ont troqué la myrrhe et l’encens pour des jouets Toys “R” Us. Dans un coin de la salle de réception, Carmelo Zappulla, mastodonte sicilien de la chanson napolitaine, est interviewé par une télé locale. « Giusy est une très grande artiste, une fille qui mérite son bonheur. Je suis ravi de faire un morceau avec elle ! » déclare-t-il au micro d’une drag-queen, juste avant de lui embrasser le décolleté. « Tu sais, Giusy, c’est moi qui l’ai construite, morceau après morceau » lâche à son tour Pépé, le visage rosi par le prosecco et les séances UV. La chanteuse s’empare du micro pour annoncer la sortie de son single, « Dis-le-moi que c’est fini », qu’elle dédie à une jeune fan atteinte d’un cancer. Giusy essuie une larme alors que surgit une danseuse brésilienne à moitié nue… Un événement de plus dans cette soirée où l’on passe du rire aux pleurs comme dans une sceneggiata. Une fête de plus sur les bords du volcan où les amoureux s’ébattent dans leurs Fiat 500 aux vitres recouvertes des pages roses de la Gazzetta dello Sport.

Vous n’aviez jamais entendu parler de Giusy Attanasio. Pourtant, à Naples, ses complaintes s’échappent de tous les autoradios, comme des fenêtres entrouvertes des cuisines des Quartiers espagnols. On se surprend parfois à les chantonner, les yeux mi-clos après quelques negronis, en se remémorant un amour perdu. Avec ses millions de vues sur YouTube, cette jeune femme de 29 ans est la nouvelle reine de la chanson « néomélodique ». Apparu au début des années 1990, ce genre croise la musique traditionnelle napolitaine avec des sonorités rock, pop et dance, voire hip-hop pour les productions les plus récentes. Un style musical qui s’est forgé une réputation aussi populaire que sulfureuse. Snobé par les bourgeois qui l’écoutent en cachette, accusé de dégrader la tradition régionale, suspecté de connivence avec la Camorra – la mafia clanique napolitaine –, le neomelodico est à l’image de Naples : un genre qui fascine autant qu’il révulse le reste de l’Italie.

 

p. Carlo Rainone, pour Mouvement 

 

« Le fils beauf de la tradition » 

S’immerger dans le monde du néomélodique, c’est comme tomber sur un épisode de Dallas au milieu d’une saison : il est facile de se perdre dans le feuilleton de ses protagonistes, ses multiples allégeances et trahisons impitoyables. Mais Stefania Zizolfi, ancienne animatrice radio, est professionnelle du genre depuis 20 ans. « Dans ma vie, il y a trois choses : Dieu, ma famille et Naples, pour sa musique et son club de foot. Je ne sais pas chanter mais Dieu m’a donné le don de savoir exactement quel morceau diffuser. » L’arrivée sur les ondes des chanteurs de néomélodique marque un tournant pour. Ils s’appellent alors Raffaello ou Alessio, et on les surnomme i scognomati (les « sans nom de famille »). « Ensuite, ça a été l’explosion. Un boom de chanteurs teenagers sortis de nulle part, comme des champignons. Des vrais clones, tous avec le même look : les cheveux dressés avec du gel et un bandana rouge. » En 1996, le journaliste Giuseppe Aiello a recours pour la première fois au terme « néomélodique ». Dans un article justement intitulé « La compréhensible existence d’une musique inacceptable », il oppose cette nouvelle vague à l’école mélodique de Mario Merola et Nino d’Angelo. Jusqu’à la fin des années 1980, ces chanteurs se réunissaient sous les verrières de la galerie marchande Umberto I pour trouver leurs musiciens et se faire engager dans des fêtes privées. « Neomelodico, un terme sans prétention » qui se répandra dans les médias comme une traînée de poudre, avant de sombrer dans l’infamie. 

 

 

Rapidement, le nouveau genre musical est accusé de dégrader et « contaminer » la tradition musicale. « Le fils beauf de la tradition » écrit le critique Federico Vacalebre en 1998. Il évoque le phénomène comme « la tendance sous-prolétaire d’une mode radical kitsch […], un phénomène subculturel napolitain sous la lumière des médias nationaux à la recherche d’une propagation authentique des tendances néoromantiques ». Depuis, on ne compte plus les articles se moquant cruellement de ces chanteurs parfois médiocres, aux styles improbables. Cette tendance n’échappe pas à la télé-réalité : après sa prestation surréaliste dans X Factor, le chanteur napolitain Marco Marfè, ridiculisé par les présentateurs, est devenu la risée de l’Italie tout entière. « Les médias se sont adressés à des prétendus chanteurs, mais qui n’en avaient rien à foutre. Au point qu’aujourd’hui, certains artistes sérieux ne veulent plus être assimilés à ce genre ! », s’emporte l’ancienne animatrice de radio.

 

Toujours soutenir la famille

 Le royaume du néomélodique se trouve en périphérie de Naples, qui compte autant de clochers que de stars de la chanson. Comme à Palma Campania, bourgade de 15 000 habitants et fief du bien nommé Enzo di Palma. À seulement 21 ans, ce chanteur a fait les gros titres pour avoir menacé Clementino, un rappeur populaire qui lui avait refusé un featuring. Accusés d’avoir mis le feu à sa voiture, son père, son frère et lui ont été placés un temps en résidence surveillée. Si Enzo se serait bien épargné cette humiliation, le scandale reste un moyen comme un autre de faire parler de soi au-delà des frontières de la Campanie. « Pour être reconnu au niveau national, le chanteur doit abandonner le dialecte au profit de l’italien. Mais le public napolitain est très fier de sa langue, cela serait vu comme une trahison. L’artiste risque de ne plus être invité aux fêtes privées qui représentent l’essentiel de ses revenus » analyse Stefania Zizolfi. Avec un père à la tête d’une importante entreprise de transport, Enzo di Palma n’a pas de problème de financement. Depuis le salon rococo familial, le jeune homme travaille sur son prochain album ; s’essayant à l’espagnol dans le sillage de « Despacito » ou reproduisant sans vergogne les instrumentations du mystérieux Liberato, un nouvel artiste napolitain qui a su conquérir la péninsule en trois morceaux seulement. En 13 albums, Nico Desideri, lui, n’a jamais acquis ce niveau de reconnaissance. Issu de la première génération de chanteurs, il préfère désormais se concentrer sur la carrière de ses deux fils, Salvatore et Giuliano, sobrement baptisés I Desideri (« Les Désirs »). En 2014, une collaboration avec le rappeur Clementino les fait connaître au-delà du circuit des fêtes privées napolitaines. Nico et ses deux Désirs reçoivent dans leur fan-club, au rez-de-chaussée

 de leur studio d’enregistrement. Des goodies de toutes sortes sont accrochés aux murs : casquettes, maillots de basket et même une cafetière à l’effigie de la famille. « À mon époque, on se faisait connaître par la télévision. Dans mes chansons je parle d’amour, de passion et de mes fils. Toute cette quotidienneté qui fait ma ville, mon mode de vie. Je suis un enfant de quartier et je ne changerai pas » raconte Nico Desideri, un brin nostalgique. Fils de maçon, il sait qu’il doit lui-même sa carrière aux sacrifices de son paternel. « Il n’a pas hésité à débourser 10 millions de lires (5 000 euros) pour m’inscrire au festival de Naples » À 48 ans, l’homme s’efforce de transmettre cet héritage à ses propres fils, bien qu’ils empruntent un chemin musical différent. Assis à ses côtés, Giuliano a de faux airs de Justin Bieber. « Mon père est un artiste de pur mélodique. Nous, nous faisons dans la pop, le rap et la dance-music. On n’a pas trahi notre ville, on met toujours quelques phrases de napolitain dans nos textes ! Mais… Une seconde… Tu es là pour parler de notre groupe ou de la musique néomélodique ? » L’entretien s’arrêtera abruptement. Depuis qu’ils ont signé chez Sony Music, les Desideri doivent obtenir l’aval du label avant d’accorder une interview : être assimilé au style néomélodique pourrait salir leur récente image de popstars italiennes.



 

 

La bande originale de la Camorra 

La manière dont est perçue la musique néomélodique illustre le rapport ambigu – mélange de méfiance et de curiosité exotique – que continue d’entretenir l’Italie avec le Mezzogiorno et Naples, sa capitale. Un problème vieux comme Garibaldi. Pasolini lui-même contribuera au mythe du bon sauvage napolitain en évoquant dans l’une de ses Lettres luthériennes « ces Napolitains, [restés] les mêmes que l’on a connus au cours de l’histoire », dont il avoue préférer « la misère et l’ignorance au bien-être et aux écoles de la République italienne ». Figure repoussoir d’une ville chaotique pour certains, fantasme romantique de la cité indomptable pour d’autres, les stéréotypes sur Naples ont la peau dure. Plus que les best-sellers d’Elena Ferrante, c’est peut-être le succès planétaire de Gomorra qui illustre aujourd’hui cette fascination persistante. En un livre, un film et une série télévisée, l’œuvre de Roberto Saviano a fait de Naples la cité mafieuse par excellence. Pour accompagner les péripéties du clan Savastano, l’écrivain a évidemment choisi les chanteurs de néomélodique, dont plusieurs titres de Nico Desideri. C’était suffisant pour que ce style musical devienne la bande originale officielle de la Camorra. Au point qu’en 2006, le ministre de l’Intérieur, Giuliano Amato, accusa directement les chanteurs « d’éduquer les nouvelles générations au culte du boss, en faisant du camorriste un héros et du prisonnier une figure positive ». Six ans plus tard, Roberto Saviano enfonce le clou : « Cette musique parle surtout de personnes en cavale (i latitanti), de violence et de haine envers les repentis et la prison », affirme-t-il dans une interview au quotidien La Repubblica. Dans un pays où le label antimafia se revendique jusque sur les paquets de macaronis, l’accusation est grave. 


Sur l’ensemble du répertoire néoméloique, les titres faisant l’apologie de cette malavita criminelle restent pourtant minoritaires. « Pas plus de 2 %, une goutte d’eau dans un océan de chansons d’amour », estime le chercheur Alessandro Mazzola. Originaire de Naples, il travaille sur les liens entre politique et musique dans le Sud de l’Italie. Durant de nombreuses années il a lui aussi partagé la scène, en tant que bassiste, avec des chanteurs locaux. « Le problème n’est pas musical mais socio-économique. Le néomélodique représente les classes populaires. Si on l’assimile à la Camorra, cela devient un parfait outil de discrimination. » Loin d’en représenter l’avant-garde idéologique, la chanson néomélodique partage avec le système mafieux des intérêts économiques et symboliques. « Pour un chanteur, s’attacher à une famille de la Camorra est très intéressant. Tu es invité à toutes leurs cérémonies. Quand on sait qu’un flash – une performance de 45 minutes environ – est tarifé 1500 euros, ça commence à faire pas mal d’argent… » Alessandro reconnaît avoir joué lors des fêtes organisées par le clan Sarno, une famille qui contrôlait jusqu’en 2009 le quartier Ponticelli. « Pour le mariage de son fils, le boss Ciro Sarno avait invité 45 chanteurs, pour une somme de 40 000 euros ! Plus aucune star n’était disponible en ville : une manière de lancer un message de puissance au reste du milieu », se remémore le chercheur qui n’a pas joué une note ce soir-là. « Les chanteurs sont utilisés comme des biens de luxe, au même titre qu’une voiture de sport ou des bijoux. » Un luxe symbolique qui n’est pas forcément l’apanage des familles les plus riches, à condition de savoir à qui s’adresser : « Si quelqu’un n’a pas les moyens de se payer un chanteur pour un baptême, il peut toujours se rapprocher d’un camorriste. Celui-ci devient le parrain de l’enfant et se charge d’engager l’artiste comme cadeau. »

 

p. Carlo Rainone, pour Mouvement 

 

Un message pour les proches 

Dans les rues de Naples, guirlandes et drapeaux bleus et blancs se disputent l’encadrement des fenêtres. En cette fin de décembre, la ville hésite entre célébrer la Nativité ou la victoire du Napoli, qui vient de prendre la tête de la Serie A. Les chanteurs profitent du faible nombre de représentations pour peaufiner leurs morceaux et soigner leur image auprès des fans. Ce soir, une grande partie des neomelodici se retrouve dans le studio de TV Campane, une chaîne spécialisée dans la chanson napolitaine. Au programme, une émission de Noël en faveur des enfants hospitalisés. Le concept est simple : chaque artiste dépose un cadeau au pied du sapin synthétique, chante son morceau et termine par une minute de promotion. On y retrouve Giusy Attanasio, venue lancer son nouveau single avec tout son clan. Ou encore Lady Sasha, la drag-queen du baptême. Avec son acolyte déguisé en tumeur, elle termine une performance qui mêle astucieusement chimiothérapie et musique du Roi lion.

Un jeune homme en charge de la webradio est assis devant une paire d’écrans sur lesquels défilent des messages et des photos. « Ce sont des dédicaces que les spectateurs envoient à des proches incarcérés. Les familles s’en servent pour transmettre des messages tout en leur dédiant une chanson. » À plusieurs reprises, les émissions consacrées à la musique néomélodique furent d’ailleurs suspectées de servir d’interface entre la prison et l’extérieur. « On garde les photos mais on efface ce genre de messages pas très bons pour l’image du néomélodique », explique-t-il en supprimant un message souhaitant à Salvatore « un prompt retour à la maison ». De l’autre côté de la vitre, Pépé, le mari-manager de Giusy Attanasio, est en pleine tractation avec le propriétaire de la chaîne de télévision. Une enveloppe passe d’une main à l’autre, c’est le prix de la diffusion d’un single.

 


Le business du néomélodique représenterait environ 200 millions d’euros par an, raconte Alessandro De Pascale, dans une enquête sur les liens entre télévision et Camorra (Telecamora, 2012). « Le tout rigoureusement au noir », précise le journaliste qui a été menacé de mort. Un détail qui pourrait expliquer pourquoi ce marché a survécu à l’écroulement de l’industrie musicale. Dans une région où le taux de chômage des 16-25 ans est l’un des plus élevés de la Péninsule (environ 50 % en 2016), la bonne santé économique de la production napolitaine suscite de nombreuses vocations. « Au ballon, on a tous voulu percer » chantait Ademo du groupe PNL, venu chercher à Naples « l’esthétique Gomorra », symbolisée par la cité de La Scampia dans le clip de « Le Monde ou rien ». En bas des immeubles populaires de Torre Annunziata, les jeunes rêvent de foot autant que de chanson néomélodique.

 

Grand-père est assigné à résidence 

Salvatore Giordano est chanteur depuis l’âge de neuf ans. Désormais adolescent, il a troqué sa mèche contre une coupe gominée plaquée en arrière. « Pour faire plus adulte, c’est important qu’il plaise aux filles maintenant », explique Angelo, son père, qui suit avec attention les gestes du coiffeur où « Sasa » se rend une fois par semaine. « Le peu que je gagne, je le consacre à mon fils », lance-t-il fièrement sur la route du domicile familial. Le volant dans une main et le téléphone dans l’autre, il tient à montrer le clip de son dernier hit « tourné avec des vrais figurants de Gomorra ! » Sur le lit superposé qu’il partage avec ses deux frères, Salvatore n’a plus grand-chose du bad boy de ses vidéos. Il a quitté cette année les bancs de l’école pour suivre des cours par correspondance. « Je me faisais harceler par certains mecs qui étaient jaloux de mon succès auprès des filles… » Comme les autres jeunes chanteurs, Salvatore doit cacher ses relations pour rester « disponible » auprès de son public féminin, qui constitue son cœur de cible.


p. Carlo Rainone, pour Mouvement 

 

Avec toute une famille derrière lui, Salvatore garde la tête froide. « Je suis conscient des sacrifices de mes proches et je fais de mon mieux pour être à la hauteur. » Dans la cuisine, c’est le grand-père qui préside la table où se mêlent trois générations de Giordano. Depuis sa sortie de Poggioreale, la prison de Naples, il est assigné à résidence et traîne son survêtement Kappa entre le salon mauve et le balcon qui donne sur la baie. « Après la fermeture de l’usine, il a bien fallu s’arranger pour vivre. J’ai fait des erreurs, mais je paye ma dette à la société. » L’art de s’arranger, une expression napolitaine qui semble revenir dans les discussions. « Torre Annunziata est une belle ville, dommage que son image soit ternie par le trafic de cocaïne. » Salvatore Giordano a été marqué par l’incarcération de son grand-père, au point d’y consacrer un morceau de son nouvel album. Sa mère a fait part de son désaccord : « Ça va nous faire passer pour une famille de camorristes, comme l’avaient écrit ces journalistes hollandais ! » Mais l’adolescent a déjà fait le choix de passer outre cet avis. De toute façon, l’heure n’est plus à la discussion. Angelo doit emmener son père à l’église où l’administration pénitentiaire lui a dégoté un boulot de gardien. « Sasa » aussi doit se préparer, dans quelques heures il chante une sérénade pour célébrer le retour d’un voisin détenu. Sur les bords du volcan, Noël est aussi l’époque des permissions de sortie.


Texte : Thomas Ancona-Léger, à Naples

Photographies : Carlo Rainone, pour Mouvement

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