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Opera Omnia évoque l’histoire socio-urbaine de Manchester – ses luttes, son déclin industriel – en faisant quelques détours : par l’onirisme, par Dante. Quelle mythologie fabriquez-vous ?  

 

Valentin Noujaïm : En écoutant Josh et Joshua me raconter le Manchester dans lequel ils ont grandi, la vision m’est venue d’un voyage nocturne dans une ville brumeuse, hantée par des fantômes du passé et coincée entre le Paradis et l’Enfer – d’où la référence à Dante. Avant de les connaître, tout ce que je savais de cette ville, c’était que Karl Marx et Friedrich Engels y avaient vécu et élaboré certains de leurs textes. Il était donc naturel d’intégrer à ce voyage des questions de classes sociales, mais sans le faire de façon littérale ou réaliste. 

 


Ces deux jeunes garçons qui zonent dans ces zones industrielles désaffectées ne manquent pas de rappeler le duo Space Afrika. Dans quel Manchester avez-vous vécu ?

 

Space Afrika : Ces deux jeunes, c’est nous mais pas seulement. C’est aussi toute la communauté à laquelle nous appartenions et toute une mémoire collective marquée par l’industrialisation et les mouvements ouvriers. C’est le Manchester que l’on a connu quand on s’est rencontrés, il y a près de 25 ans à l’école primaire. Les gens que l’on y a fréquentés, qu’il s’agisse de notre famille ou de nos potes, celleux qui n’ont pas eu l’opportunité de quitter la ville, de voir autre chose. Nous avons grandi dans les quartiers résidentiels du nord de la ville, un environnement plutôt ouvrier, traversé par les flux migratoires, dans lequel il fallait bosser dur pour se tailler un futur meilleur. Ces deux gosses, c’est une façon d’incarner tout ça avec une dose de surréalisme. Quant aux « fantômes » dont parle Valentin et qui rôdent dans le film, ils sont un écho à l’« hantologie » qu’a théorisé le philosophe Mark Fisher [légende des cultural studies et de la pensée anti-capitaliste, Mark Fisher a analysé, dans le sillon de Jacques Derrida, comment notre culture contemporaine était hantée par l’ombre d’utopies qui n’ont pas vu le jour – ndlr]. C’est aussi, pour nous, l’opportunité de mettre en lumière un autre récit de Manchester, en marge de celui qui domine notamment la culture pop. 

 


Ce récit dominant, est-ce celui du patrimoine musical très puissant que porte la ville, de Joy Division à Oasis en passant par les Smiths ? 

 

Space Afrika : Oui, mais nous ne cherchons pas à le dénigrer. Tous ces artistes, nous les aimons, leur musique est excellente. Seulement, iels ont été figé·es dans une nostalgie qui fait de l’ombre à d’autres pans de l’histoire de la ville. Manchester fétichise ce passé, ce qui peut mettre la pression sur la scène actuelle. Jeunes, on a été initiés à la musique par un mélange de ce qui passait à la télé, la culture US qui nous parvenait via MTV par exemple, mais aussi de choses plus underground et locales, via les radios pirates, les débuts du grime, de la jungle, du dubstep. Dans les années 2000, l’optimisme dominait encore : la technologie avait démocratisé l’accès à la musique, tout le monde faisait plus ou moins du son. Mais avec la crise économique de 2008, tout cela a décliné. On étudiait à la fac à ce moment-là donc on ne l’a pas vécu de première main. À la fin de notre cursus, vers 2012, la ville commençait à attirer les investisseurs, une nouvelle clientèle s’implantait. Un des bâtiments que l’on voit dans le film, vers Hulme Park, le plus gros que la ville n’ait jamais connu, compte parmi les constructions de cette époque. Bien sûr, la gentrification est un phénomène mondial, mais Manchester compte peut-être parmi les premières grandes villes de province à avoir été touchées.  

 


Cette gentrification a-t-elle eu des conséquences sur les contre-cultures de la ville ?

 

Space Afrika : Oui, intensément, à travers sa marchandisation. Quand on était jeunes, le streetwear, les hoodies, faisaient l’objet d’une répression dans l’espace public. À l’époque, on a connu des slogans comme « pas de casquette, pas de baskets ». C’était une façon de contrôler qui avait le droit ou non de circuler dans l’espace public.  Aujourd’hui, ces mêmes vêtements font l’objet d’une fétichisation au sein de quartiers qui ont été vidés de leurs éléments populaires – les travailleur·euses du sexe et les musicien·nes de rue notamment.  

 



Le duo Space Afrika © Glauco Canalis, 2023




Depuis ses débuts, l’identité noire et ouvrière traverse le projet Space Afrika. Il s’inscrit pourtant dans des courants musicaux, comme l’ambient ou la dub techno, qui entretenaient le mystère sur ses producteurs. Ces dernières années, des artistes comme l’Américain Chino Amobi ont abordé plus frontalement ces questions au sein de ces mêmes scènes. Quelle a été l’approche de Space Afrika depuis ses débuts en 2014 ? 

 

Space Afrika : En tant qu’artistes, nous évoluons dans des espaces où les identités noires ne sont pas toujours très représentées. Et il nous est arrivé de traiter de race sous un angle politique, parfois littéralement. Nous ne l’avons pas conceptualisé, c’était naturel, souvent cathartique. Mais nous avons muri et ces thèmes n’interviennent plus de façon si explicite dans notre travail. Nous souhaitons qu’il soit possible de porter sur les artistes noir·es le même regard que sur les artistes blanc·hes : leurs productions ne portent pas forcément sur leur identité.

 

L’exemple de Chino Amobi, que nous adorons, est intéressant précisément par ce qu’il est américain. L’identité noire n’est pas universelle, elle recouvre des réalités différentes selon les localités et les diasporas. Être Noir·e dans le Midwest, à New York ou au Royaume-Uni, ce n’est pas la même chose. Et cela se ressent dans la façon de l’exprimer. Nous sommes du Nord du Royaume-Uni et nous n’étions pas connectés aux communautés noires de Londres ou de Birmingham, qui sont bien plus vastes. Même au sein de Manchester, nous étions des « outsiders » d’une certaine façon. Ça reste une ville majoritairement blanche, pas spécialement multiculturelle. Ce que l’on a connu de la culture noire venait d’ailleurs, des US ou des Caraïbes, ou d’autres villes du Royaume-Uni. On en captait des bribes à travers notre famille, quand on allait chez le coiffeur ou sur le marché. C’est ce qui nous a poussé à créer notre propre espace, nos propres représentations, à travers Space Afrika.

 


Vos deux projets en commun se penchent sur des espaces de porosité sociale, où les marges pouvaient exister. Pacific Club (2023) reconstitue une discothèque de la Défense où se retrouvaient les communautés du Maghreb dans les années 1980. Cette mixité perdure-t-elle dans la scène club ? 

 

Valentin Noujaïm : À cette époque, Paris comptait plusieurs clubs comme le Pacific. Mais aujourd’hui, rien de tel n’existe à Paris – ou je l’ignore. Le dernier endroit parisien où les publics et les mœurs se sont mélangés, à ma connaissance, c’est le Péripate [restaurant freegan et lieu de fête siégeant sous le périphérique parisien, Porte de la Villette, fermé en 2020 puis ressuscité sous le nom de FA/WA – ndlr]. Aujourd’hui, la nuit parisienne semble dominée par des lieux chics et commerciaux. Et la nouvelle génération ne ressent plus un tel besoin en lieux interlopes pour se connecter. L’underground semble avoir basculé en ligne. 

 

Joshua Reid (Space Afrika) : Je témoigne d’un phénomène similaire à Berlin où je vis désormais. Ici, il semble acquis que le clubbing ait perdu de sa radicalité, de son pouvoir de transformation. Ce n’est plus un vecteur d’engagement politique. Les communautés sont désormais virtuelles et globales, et il ne serait pas étonnant que d’autres clubs tirent le rideau. 

 

Joshua Inyang (Space Afrika) : À Manchester, on recense encore des initiatives pour sortir des écrans et raviver la club culture « live » et ce, sans céder à la nostalgie de la grande époque [Manchester est connu notamment pour l’Hacienda, berceau de la rave culture – ndlr]. Il existe aujourd’hui quelques adresses underground renommées à l’internationale mais les conditions actuelles leur permettent rarement de tenir sur le long terme. Dès qu’il en ouvre un, on sait qu’il ne tiendra pas cinq ans. 

 


Opera Omnia de Valentin Noujaïm et Space Afrika, en concert-performance le 3 mars à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris

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