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« Que peut-on apprendre, par le prisme du son, de ses tendances techno-culturelles mondiales, de ses courants, de ses innovations et de ses trous noirs ? » Ainsi s’interroge le théoricien Steve Goodman dans son précieux essai Guerre Sonore en 2012. Mais c’est en tant que Kode9, producteur de bass music, que l’Écossais inaugure le festival Musica lors d’une soirée orientée club co-programmée avec un festival ami, Rewire aux Pays-Bas. Si la manifestation strasbourgeoise ne résoudra pas en quelques semaines les dilemmes de l’artiste-penseur, celles-ci demeurent au cœur de cette édition 2024. S’il est à l’affiche ce soir, c’est que Kode9 est de ces artistes en mesure de dresser un pont entre les sensibilités a priori disparates qui circulent dans le public présent au Maillon. On y distingue clairement deux groupes. D’un côté, des éphèbes branchés et bien mis qui connectent aux infrabasses breakées du Britannique. De l’autre, de respectables notables aux cheveux de riche crantés à l’arrière du crâne – les spectateurs historiques de Musica, visiblement moins réceptifs. Qu’ont pensé ces derniers de la prestation de Ziúr, berlinoise issue de la scène club, plus portée sur la confrontation que la séduction ? L’artiste martèle des caisses claires aux côtés de la chanteuse Elvin Brandhi et de la plasticienne Sander Houtkruijer, chacune rivalisant de hennissements et de gesticulations à faire décoller le papier-peint. Aussi bien ont-ils aimé ?


Des programmations de ce type, l’institution Musica ne s’en autorise que depuis l’arrivée de Stéphane Roth à sa tête, en 2019. Jusqu’alors, chaque édition dressait un panorama du classique contemporain, et ce depuis 1982. Un certain clivage se fait sentir sous la nouvelle direction. Il éclate même au grand jour lors d’une rencontre, le lendemain, entre Roth et une poignée de journalistes, disons, « vieille garde ». Pour les anciens, hier soir, c’était la « cacophonie ». Un critique pointe la « pauvreté de la descente de gamme chromatique ». Un autre suggère que les rappeurs devraient « s’inspirer de la musique contemporaine – mais l’inverse n’est pas nécessaire (sic) ». Magnanime mais déterminé, le festival persiste et signe : il se veut tourné vers le monde, engagé sur la question des minorités, contre la précarité des artistes et pour les esthétiques fragiles, bancales, en devenir. Les anciens passent à côté : ceux-ci revendiquent le sonore pur, comme javellisé de tout agent extérieur, détaché de toute « idéologie ». Comme si les êtres et leurs créations, musicale ou autre, existaient ex nihilo, hors de tout déterminisme social. Le débat reste ouvert.



Genevieve Murphy ©Thais Breton 



Ce weekend à Strasbourg, c’est chargé de ces enjeux que chaque concert se donne. Fanfare dissonante ou orchestre post-free, la performance virevoltante de l’ensemble néerlandais Klang & Asko/Schönberg se veut reprendre le flambeau, le temps d’un soir au Maillon, de La Persévérance, orchestre engagé dans les luttes sociales des années 1970. Leur présence est quelque peu phagocytée par un film de Peter Greenaway diffusé en simultané, qui nous ramène à l’esthétique surannée des clips baroque-chic des années 1990 – en fermant les yeux, on peut négocier. Plus tard à l’église Saint-Paul, la prestation du duo ambient-indus Grand River & Abul Mogard se ressent comme une communion, même si on a piqué du nez. Cela aussi fait partie de l’expérience des musiques de niche.


Mais de vraies épiphanies nous attendent. Le plasticien sonore américain Christian Marclay, la compositrice-performeuse écossaise Genevieve Murphy et l’ensemble parisien Onceim mêlent instruments classiques et objets détournés pour produire une sorte de « readymade musical ». Dans la pratique, l’idée tient la route mais c’est en la brisant d’un coup de cornemuse que Murphy la transcende. Invisible jusque-là, l’artiste surgit au beau milieu du public avec son bagpipe des Highlands, qu’elle fait sonner comme jamais. L’Église Saint Paul semble engloutie par quelque cataclysme, dont nous ne ressortirons plus jamais. Moins tellurique mais tout aussi cruciale s’est avérée une autre collaboration, celle entre des expertes des musiques minimalistes – Ellen Arkbro, Sarah Davachi et Lyra Pramuk – autour du magnum-opus de la papesse du drone, à savoir Occam Océan de la Française Éliane Radigue. Pendant une heure et demi, la nef vibre sous des accents quasi-liturgiques, recueillis dans une contemplation silencieuse. À la sortie, une jeune spectatrice parlera d’expérience « mystique mais moderne, tout le monde était dans la même énergie. » Après ça, les querelles de clocher, les pro-techno ou les pro-classique, être radical ou populaire, c’est de la littérature.


Le festival Musica se poursuit jusqu’au 6 octobre à Strasbourg et Metz

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