CHARGEMENT...

spinner

« Où est-ce qu’on entend ? » En ce dimanche pascal, je profite d’un temps calme pour m’étendre sur l’installation du Suisse Dimitri de Perrot dans le foyer de la salle de Plainpalais à Genève, quand cette question me vient d’une visiteuse au fort accent espagnol. Surprise : c’est la chorégraphe La Ribot, vraisemblablement résidente genevoise, qui a déboulé de nulle part, déterminée à en découdre avec le dispositif. Into the dirt consiste en un réseau d’enceintes encastrées dans un plateau de bois diffusant une bande son captée au ras du sol – pas, graviers, débris, chute d’objets métalliques. Celle-ci s’entend sans peine à la verticale comme à l’horizontale, sauf pour La Ribot que j’oriente pourtant vers les sources sonores. L’exubérante performeuse jette son sac à main, rampe vers chacune pour y coller son oreille, le corps plaqué contre ce plancher surélevé que piétinent depuis dix jours les spectateurs du festival Archipel. Est-ce donc ça qu’Erik Satie appelait « un nettoyage de sons » dans une de ses légendaires boutades ?  


Pourtant ici, nul besoin de se jeter à terre ni de faire le ménage avec ses propres vêtements pour entendre. Si un festival a le sens de la générosité et du confort d’écoute, c’est bien Archipel, rendez-vous inscrit depuis 1992 dans le calendrier genevois. Ce qui se remarque lors de son week-end de clôture, c’est la douceur de l’écrin qu’il offre à des musiques minoritaires souvent pénalisées pour leur hermétisme supposé. Entre la schlaguitude du milieu noise et l’académisme institutionnel de la musique contemporaine, Archipel leur fait une place à soi : informelle et bienveillante. Elle tient à la fois au dosage de sa programmation et à la convivialité du bâtiment art déco ambiance « maison des associations » qui l’héberge. La tonalité sociologique du festival s’en ressent : le spectre d’âges et de typologies paraît plus large que dans d’autres manifestations consacrées, un vrai défi pour ces musiques.



SONIC PROTESTANT ?


Cette accessibilité ne se fait pourtant au prix d’aucune démagogie artistique : ça crépite et ça creuse à tous les étages de la maison communale. Sur la crête ce weekend : l’Occam River III pour trompette et birbynė de la pionnière du drone Eliane Radigue, trouant le silence dans le hall à la tombée du soir ; les crissements de poussières du frissonnant quintet Re-Ghoster Extended croisant jazz improv et manipulations électroniques avec un instinct rare ; et la tension burlesque du solo de Sarah Hennies, percussionniste américaine prise dans une phrase rythmique qu’elle accélère jusqu’à la panique sur deux maracas, une grosse caisse, quelques clochettes et un tampon de bureau.


C’est aussi le jeu de ce type d’affiche : des propositions tombent à plat. Ici ce sera le cas de la chanteuse arty Julia Holter et du compositeur Tashi Wada qui se cherchent tout le long de leur récital de pop expérimentale un tantinet précieux. Dans le public, une personne en situation de handicap enrichit leurs plages instrumentales de « oui » sereins et approbateurs, instaurant un ping pong entre elle et la musique. Mais dans l’Offizine, désopilante publication quotidienne du festival, des spectateurs seront sans appel : « Est-ce qu’on valide des chuchotements sur des drones de synthé en 2023 ? Pas vraiment. » Ça balance pas mal à Archipel.


OKLM dans le salon d'écoute @ Arthur Miserez


BLOW OUT À DOMICILE


Le concert n’est pourtant ici qu’un mode de réception musicale parmi d’autres. Un acousmonium tout confort avec espace couché est aménagé à l’étage du bâtiment. Chaque midi, des artistes du festival y diffusent leur playlist du moment dans une semi-pénombre et l’on se demande pourquoi ce type de rituel ne fait pas partie de notre quotidien. Moins chill et plus facétieux, Sébastien Roux y présente avec pédagogie des compositions produites par calcul algorithmique : un sound-fuck mécanique d’ondes sinusoïdales travaille notre oreille interne jusqu’à l’inconfort et rappelle les audio-tortures du tyran Florian Hecker, mais sous la forme inoffensive d’un atelier-démo du dimanche.  


Autre approche encore du sonore : une plongée dans la jungle de stimuli et d’informations que recèle notre environnement proche. Nous voilà reliés par le fil de nos casques à Attila Faravelli comme on le serait à un guide dans une expédition de sport extrême. Sauf que le field recordist italien ne nous conduira jamais hors du bâtiment avec sa perche à micros : sa balade immersive flèche notre attention vers les craquements du plancher sous nos pieds, le brouhaha des festivaliers, la machinerie de l’ascenseur ou une poche de silence dans l’odorant local poubelle. Équipé d’une besace de filtres et de mélangeurs, il distord en direct notre perception de ces phénomènes et avec elle notre synchronisation sensorielle, jusqu’au vertige. Le zoom audio révèle comme des présences invisibles dans l’air qui nous entoure, voire des indices pour les plus paranos – on pense à John Travolta en enquêteur/ingé-son dans le Blow Out de Brian De Palma. Est-ce donc ça, les drogues auditives qu’on nous promet sur YouTube ? Même pas, et c’est encore mieux.


> Festival Archipel, du 31 mars au 9 avril à la Salle Communale de Plainpalais à Genève, Suisse

Lire aussi

    Chargement...