Faire jouer par des instrumentistes de l’ambient music – généralement créée en studio et consommée dans les écouteurs – dans une église où les bancs de prières auront été remplacés par des poufs moelleux. Programmer un tête-à-tête avec une violoncelliste à la manière d’une rave illégale, en prenant le parti de ne divulguer l’adresse de ce concert privé qu’au dernier moment. Écouter une pièce musicale avec un casque VR devant les yeux. Loin de s’effrayer de la tendance expérimentale de la musique contemporaine, Stéphane Roth, directeur du festival Musica, s’en sert pour briser la distance entre le public et les musiciens : « La dimension expérimentale, chez nous c’est la voie d’entrée du public ». Une sélection d’artistes sonores – plutôt que musiciens stricto sensu –,« qui ont biberonné aussi bien la culture digitale que des formes de culture plus traditionnelles et qui mélangent volontiers les codes », lui prête main forte dans sa démarche. Parfait exemple de cet effort pour remodeler le décor classique de l’auditorium, la soirée Hyperconcert, à Strasbourg, mettait à l’honneur l’ensemble L’Imaginaire et l’Hyper duo, deux formations qui se plaisent à saturer l’œil autant que l’ouïe, jusqu’à faire bugger l’un et l’autre.
Décharge post-internet
Des talons rouges, une Alpha Roméo assorti, une waifu – personnage féminin ultra-érotisé de manga – en tenue d’écolière et visée par un laser rouge encore, une mégalopole recouverte par un nuage de pollution, une explosion nucléaire… À grand renfort d’extraits vidéo tendus entre pop culture tokyoïte et documents effondristes, Hibiki Mukai, jeune compositeur japonais de 29 ans, brosse un paysage dystopique sur écran géant pendant que les musiciens de l’ensemble L’Imaginaire tentent, tant bien que mal d’interpréter sa partition folle. Sur un rythme extra-rapide, le clavier (Gille Grimaitre) s’emballe, la flûte (Keiko Murakami) déraille, le saxo (Philippe Koerper) ronfle. La mélodie est parfois frôlée, mais toujours courtoisement rejetée. « On cherche à explorer le zapping auquel forcent les téléphones. La musique traditionnelle avec une arche, un début, un milieu et une fin rendrait moins bien compte de cette frénésie informationnelle », explique Gille Grimaitre. Si ce mélange bariolé et explosif de sons et d’images déroute au départ par sa cacophonie, très vite ce désordre impose son hypnotisme. Le brio d’Hibiki Mukai, absent ce soir-là, est non seulement d’avoir intégré l’influence des réseaux sociaux et de leur contenu imprévisible sur la production de dopamine, mais surtout d’avoir su le retranscrire musicalement. Comme avec un défilé d’images sur TikTok ou Instagram, le cerveau harmonise : la disparité ne l’inquiète pas, tant que la surprise de ce qui arrive en bas de l’écran est renouvelée. « On accepte tout sur internet, ça nous mène à devenir cynique. De l’humour absurde à la plus grande cruauté possible, rien ne nous choque plus », reprend Gilles Grimaitre.
Le faux moi est un moment du vrai
Unconney Valley : « sentiment de malaise face à un robot ou une représentation humanoïde ressemblant trop à un être humain » (Wiktionnaire) C’est sur cette anxiété ressentie face à l’usurpation de l’identité humaine par un non-vivant animé que joue Daniel Sea, autre artiste sonore au programme de la soirée. Dans sa pièce Toxi Box, les musiciens de L’Imaginaire se dédoublent. Derrière eux, leurs avatars 3D et nus grimacent – bouche grande ouverte, comme si les notes sortaient directement de leurs amygdales. Les instrumentistes ne sont plus les seuls passeurs du signal sonore : leurs corps sont mis en jeu à l’écran dans un système audiovisuel interactif où les touches du clavier activent des spasmes sur ces personas virtuels. « C’est absurde mais c’est un peu la tête qu’on fait lorsqu’on est absorbé par un écran. » Trois ans durant, Daniel Zea, Suisse d’origine colombienne, titulaire d’une formation en design industriel à l’Université Javeriana, a travaillé à l’application qui permet d'intégrer les bustes scannés des interprètes. À l’heure du métavers, nos identités sont plus que jamais appelées à s’incarner trait pour trait dans des formes digitales, au risque de confondre les deux. Si le compositeur et créateur vidéo avait la toxicité des postes télé dans le viseur lorsqu’il a créé sa pièce, elle souligne de manière plus générale l’aspect illusoire des écrans qui font diversion en divertissant et cachent en montrant.
> Le festival Musica, jusqu'au 6 novembre 2022, à Strasbourg et à Nancy.